Moravagine était désespéré. Après trois ans, il
remarquait que ses études ne le menaient à rien. Il avait voulu étudier la
musique, croyant se rapprocher du rythme originel et trouver la clé de son être
comme une justification de vivre.
Telle qu'on la pratique (et surtout telle qu'on l'enseigne), la musique est en
somme une expérience de laboratoire, la théorie figurée de ce que la technique
et la mécanique modernes réalisent sur une plus vaste échelle. Les machines les
plus compliquées et les symphonies de Beethoven se meuvent d'après les mêmes
lois, progressent arithmétiquement, elles sont régies par un besoin de symétrie
qui décompose leurs mouvements en une série de mesures minuscules, infimes, et
qui se font pendant. La basse chiffrée correspond à tel engrenage qui,
infiniment répété, déclenche avec le minimum d'effort (d'usure) le maximum
d'esthétique (de force utilisable). Le résultat en est la construction d'un
monde paradoxal, artificiel, conventionnel, que la raison peut démonter et
remonter à loisir (parallélisme dynamique: un savant physicien viennois ne
s'est-il pas donné la peine de tracer toutes les figures géométriques que
projette la Ve Symphonie et, tout récemment, un savantasse anglais n'a-t-il pas
traduit en vibrations colorées, les vibrations sonores de cette même symphonie?
Ce parallélisme s'applique à tous les « arts », donc à toutes les esthétiques.
La trigonométrie nous apprend que l'on peut réduire la Vénus de Milo, par
exemple, en une série de formules mathématiques et que si le marbre du Louvre
venait à être détruit on pourrait, avec un peu de patience, le reconstituer à
l'aide de ces mêmes formules et le reproduire, indifféremment, un nombre
incalculable de fois, tel qu'il est, formes, lignes, volume, grain de la pierre,
usure, poids, émotion esthétique compris!) Le rythme originel n'interviendrait
que si une machine, sans aucun nouvel apport d'énergie, se mettait en branle
aussitôt que construite et produisait éternellement de la force utilisable (cf.
le mouvement perpétuel). C'est ainsi que l'étude serrée d'une partition
musicale ne nous fera jamais découvrir cette palpitation initiale qui est le
noyau autogénérateur de l'oeuvre et qui dépend, en sa climatérique, de l'état
général de l'auteur, de son hérédité, de sa physiologie, de la structure de son
cerveau, de la rapidité plus ou moins grande de ses réflexes, de son érotisme,
etc. Il n'y a pas de science de l'homme, l'homme étant essentiellement porteur
d'un rythme. Le rythme ne peut être figuré. Seuls quelques très rares
individus, les «grands détraqués », peuvent en avoir une révélation véhémente
que leur désorientation sexuelle préfigure. Aussi était-ce bien en vain que
Moravagine s'ingéniait à trouver une cause extérieure à son malaise de vivre et
cherchait-il une démonstration objective qui l'autorisât d'être ce qu'il était.
La musique, comme toute science, est tronquée. Le professeur Hugo Rieman
s'était fait le philologue de chaque note. A l'aide de l'étude comparée des
instruments de musique, il reconstituait l'étymologie de chaque son, remontant
chaque fois jusqu'à leur source vibratoire. Sonorité, accentuation et timbre
étaient toujours modalités, accents physiques du mouvement et ne révélaient
jamais rien de la structure interne, de l'articulation innée, de l'esprit et du
souffle qui amplifient, jusqu'à la valeur d'une signification, une sonorité
creuse. Au commencement était le rythme et le rythme s'est fait chair. Seuls,
les symboles les plus grands, les plus obscurs, et, partant, les plus antiques,
les plus authentiques de la religion auraient pu répondre à Moravagine et non
pas les découvertes commentées d'un grammairien de la musique. Mais Moravagine
n'était nullement doué religieusement. Atavisme ou orgueil, je ne l'ai jamais
entendu parler de Dieu. Une seule fois il prononça ce nom qu'il semblait
ignorer. C'était sur un trottoir, devant une pissotière. Moravagine mit le pied
dans une immondice. Il pâlit et me pinçant le bras:
— Merde, dit-il, je viens de marcher sur le visage de Dieu! Et il tapait du pied
pour ne pas en emporter une parcelle.
Moravagine était désespéré. Il ne pouvait plus lire aucun livre. La science est
de l'histoire superstitieusement arrangée au goût du jour. La terminologie
savante est sans esprit, sans sel. Ces lourds volumes sont sans âme, pleins de
détresse...
Blaise Cendrars, Moravagine, 1926,
édition Quarto, Gallimard, p379-380
[choix de Georges Guillain]