Pour traiter de la vie entière d’Adèle, Kechiche serait parti sur une série en 12 saisons de 24 épisodes d’une heure. Par sagesse, ici, il se concentre sur le début de la vie amoureuse d’une jeune fille de 15/16 ans. A 15 ans, elle découvre toutes les formes d’amour possible mais tombe sous le charme d’une fille. Passion, puis vie commune et pour finir rupture viendront jalonner les 10 années de cette partie de la vie d’Adèle.Palme d’Or à Cannes doublé du prix d’interprétation pour les 2 comédiennes, ce film figure donc automatiquement au rayon des films à voir impérativement ; il est tellement rare que la France soit récompensée. Présenté comme une histoire traitant de l’homosexualité féminine, c’est forcément réduire ce film à sa partie maigre. « La vie d’Adèle » est avant tout une histoire d’amour forte, passionnelle, charnelle et foudroyante dans sa genèse et dans son apocalypse. Hétéro ou homo, c’est là la force du scénario et de la mise en scène, tous ceux qui ont vécus une histoire forte s’y retrouveront ; cette histoire est résolument universelle et à fort pouvoir d’identification… et oui même pour un hétéro. Ce film aborde aussi l’homosexualité d’un angle moderne et novateur. Si l’homosexualité de la jeune fille aux cheveux bleus et étudiante aux Beaux Arts, Emma, ne souffre d’aucun doute ; il n’en est pas de même d’Adèle. Cette dernière a un coup de foudre pour une fille après avoir essayé les garçons ; on sent bien qu’elle y reviendra aussi peut être ; elle est amoureuse simplement. Ces deux filles incarnent donc bien une génération où les barrières morales et religieuses rigides s’effritent entre hétérosexualité et homosexualité. La vie est longue et la sexualité fait l’objet d’expérimentation tout comme le reste chez des ados et des jeunes adultes en construction. Un grand souffle de liberté rayonne dans ce film sans être permissif, militant ou libertaire. Kechiche sait ne pas perdre le cap de son propos et rester juste ; les 3 heures du film lui donnent le temps de poser ses personnages.Comme dit précédemment, ce film traite en réalité de l’intensité inouïe de l’éveil amoureux et de la manière dont le reçoit Adèle. Mais ce film frappe aussi par la richesse et la subtilité des thèmes abordés, une véritable analyse de la société actuelle. En termes d’universalité, les difficultés d’un couple issu de classes sociales différentes à vivre ensemble sont bien restituées. La « conversion » aux huîtres et au vin blanc (faisant suite à la « passion » des spaghettis et du vin rouge servi dans des verres Duralex) n’est évidemment pas le moment le plus fin du film. La différence culinaire pour marquer la différence culturelle et sociale pourquoi pas, mais de là à faire manger que des pates aux prolos !!! Mais Kechiche parvient à en faire une matière dramaturgique puisque la « distinction » condamne en quelque sorte cet amour. À Emma l’ascension dans les cercles de l’art contemporain, à Adèle un manque d’ambition avec son métier d’institutrice, qui pourtant la passionne. Cette altérité fait d’abord naître une curiosité mutuelle avant qu’elle ne se transforme en écart, puis en fossé, et enfin en abîme impossible à combler. La parabole alimentaire est aussi largement exploitée par Kechiche. Adèle a un manque dans sa vie, et elle se gave, se rempli de nourriture à défaut d’amour. Les gros plans nous la montre manger gloutonnement dans le début du chapitre 1 ; une fois amoureuse et comblée, ses prises alimentaires changeront. Et ceci n’est qu’un exemple, de l’usage de la parabole et de l’ellipse par Kechiche. La première fille qu’embrasse Adèle a les ongles bleus, c’est un signe. La vie d’Adèle par tous ces petits cailloux posés comme des alertes pour le spectateur capte la montée du désir mais surtout maintien une pression digne d’un thriller. Le quart d’heure précédant la rencontre des 2 jeunes femmes, on sent l’imminence de cet événement, et la tension monte.Dans le chapitre 1, Kechiche reprend aussi la recette gagnante de « L’esquive » où chaque commentaire de texte vaut commentaire de l’état du personnage. La découverte par la littérature des expériences de la vie semble déterminer l’expérience réelle d’Adèle. Il exploite donc à nouveau la salle de classe. Le prisme des références littéraires étudiées en classe : « La Vie de Marianne » de Marivaux (auteur déjà au centre de L’ESQUIVE) pour souligner le vide qui ronge le cœur d’Adèle, « Antigone » de Sophocle pour introduire le début quasi tragique de son épanouissement et enfin « L’Existentialisme est un humanisme » de Sartre pour annoncer son affirmation. De « La graine et le mulet », que j’avais adoré aussi, Kechiche reprend ici son scalpel pour décortiquer le quotidien très narré qui confère au film un style proche du thriller de l’intime.Kechiche est aussi un maître ; fluidité et limpidité caractérise sa mise en scène. Aucun temps mort, même si le rythme n’est pas toujours frénétique ; mais tout est utile à la construction de l’intrigue et des personnages. Sa caméra capte ainsi avec beaucoup d’acuité tous les atermoiements, les doutes, les rêves et les sentiments des 2 jeunes amoureuses. Pour cela, plusieurs partis pris artistiques exigeants, radicaux et certainement éprouvants pour les comédiennes : cadre serré en permanence, aucun recul possible ; caméra épaule pour être en permanence au plus près ; aucun clap sur son film, on tourne une carte numérique sans couper (1h15) avec 3 caméras ;… Kechiche poussa le vice jusqu’à tourner des scènes dont ils savaient pertinemment qu’elles ne seraient jamais dans le film. L’objectif : préparer ses actrices pour être prête sur les scènes cruciales ; elles vivront réellement, ce que nous, spectateur pensant, percevront à l’écran de l’évolution de la relation amoureuse. Et puis, la spontanéité des dialogues, déjà cinglants dans « L’esquive », est là d’une précision rare. Surtout qu’il joue la modestie verbale, un anti Woody Allen en quelque sorte.On comprend donc peut être mieux les conflits d’après tournage (5 mois / 6 jours sur 7). Les actrices se donnent sans compter et Adèle Exarchopoulos est assez extraordinaire de variété, d’intensité et de variété. Par contre, Kechiche parvient difficilement à la rendre crédible dans le passage à l’âge adulte contrairement à ce qu’il affirme dans une interview de Philippe Rouyer pour « Positif ». Dans la première scène au milieu des élèves, j’ai l’impression de voir une stagiaire. Et Kechiche ne trouve rien de mieux qu’une bon vieil accessoire éculé, les lunettes austères voire vieillottes, pour la rendre plus mûr ; artifice par à la hauteur. Quant à Léa Seydoux, utilisé souvent comme sex symbol, est à contre emploi en artiste virilisé. La scène de sexe qui fait beaucoup parlé ne mérite pas que l’on s’étale ; simplement désamorcé en notant qu’elle n’est pas voyeuriste et jamais malsaine et bien filmée. Beaucoup de bruit alors que des scènes hétéros identiques peuplent le cinéma et pas toujours aussi soignées ; aucune raison de s’offusquer. En plus à quoi sert-elle ? Montrer qu’Adèle est une fille simple qui aime manger, baiser, travailler avec les enfants et n’a qu’une ambition : être aimée d’Emma. Mais la route vers le bonheur et la plénitude n’est certainement pas celle-là pour Emma. Chacune a ses aspirations. Une histoire d’amour où l’attirance des différences du début peuvent devenir insupportables à la longue.Un film à voir absolument pour le talent du rythme, le contenu d’une richesse absolue, les 2 comédiennes au jeu viscérale et une histoire dans laquelle chaque être aimant trouvera matière.
Sorti en 2013