Y a-t-il un néolibéralisme ?
Publié Par Aurelien Biteau, le 12 novembre 2013 dans PhilosophieQu’est-ce que le « néolibéralisme » ? Michel Foucault en donne une définition circonscrite et intéressante, dont les libéraux peuvent tirer certaines leçons.
Par Aurélien Biteau.
« Néolibéralisme », on le sait, fait partie de ces mots abondamment utilisés des antilibéraux pour faire office d’épouvantail lorsqu’une idée, une réflexion, une contradiction se rapporte de près ou de loin, très loin, à la philosophie et l’économie libérales, en vue de s’épargner un débat véritable. Plus encore qu’une insulte, et à la manière de l’invective « fasciste », le « néolibéralisme » n’est rien d’autre que l’autre côté de la barrière de la tolérance de gauche. C’est une zone de tabou, à ne pas explorer, et une étiquette à décrédibiliser l’adversaire. Cette étiquette permet d’éviter de rencontrer la philosophie et l’économie libérales, de les connaître, de les affronter, bref, de leur accorder la moindre valeur.
Toutefois, au-delà de ce mot fourre-tout dans lequel la gauche et certaines droites refoulent tout ce qu’elles exècrent, il y a à l’origine du terme « néolibéralisme » une véritable et authentique réflexion, fondée sur une érudition sérieuse sur certaines formes de libéralisme, et qui alimente encore à peu près, mais de manière assez vague et lointaine, tous les fantasmes actuels sur ce qui est appelé aujourd’hui sans cohérence « néolibéralisme ». Cette réflexion originelle, on peut la retrouver dans plusieurs ouvrages, mais autant aller à l’essentiel et chez le plus brillant auteur qui l’a développée, à savoir Michel Foucault.
C’est dans son Cours au Collège de France de 1978-1979, intitulé Naissance de la Biopolitique, que Michel Foucault a cherché à explorer et expliciter ce que l’on pouvait entendre par « néolibéralisme ». Dans la suite, je vais essayer de synthétiser de façon générale le « néolibéralisme », sans en rester strictement à Foucault, bien qu’il reste une source première de grande qualité. Bien sûr, je ne prétends pas être un expert de cet auteur complexe.
Il me semble important pour nous, libéraux, de comprendre ce qui est entendu par néolibéralisme, d’une part pour connaître l’adversaire et son « système de pensées », mais d’autre part aussi parce que nous pourrions en tirer quelques leçons sur nous-mêmes, sur certaines de nos erreurs et sur notre rapport à l’ensemble varié de la philosophie et de l’économie libérales.
Malgré ce que laisse croire l’usage aujourd’hui abondant de l’étiquette « néolibéralisme » pour dire tout et n’importe quoi, il y a chez Foucault, puis chez ses héritiers, une consistance véritable à ce terme. Mais pour mieux la saisir, il faut d’abord comprendre la méthode si spécifique et assez difficile à appréhender de Foucault dans son « Histoire des systèmes de pensée » (intitulé de sa chaire au Collège de France).
La gouvernementalité
Michel Foucault, étudiant le pouvoir, cherche dans l’histoire non pas à restituer des philosophies politiques qui exposent des théories de l’État, c’est-à-dire discutent un universel qui serait l’État, mais au contraire, inscrit sa démarche d’exploration de l’histoire dans le nominalisme. Au lieu de discuter diverses philosophies politiques produites par tel et tel siècles, Foucault les restitue par rapport à des pratiques et des technologies du pouvoir historiquement situées :
L’État n’a pas d’entrailles, on le sait bien, non pas simplement en ceci qu’il n’aurait pas de sentiments, ni bons ni mauvais, mais il n’a pas d’entrailles en ce sens qu’il n’a pas d’intérieur. L’État, ce n’est rien d’autre que l’effet mobile d’un régime de gouvernementalités multiples.
(Naissance de la Biopolitique, Leçon du 31 janvier 1979)
La gouvernementalité, apparue à la fin du Moyen-Âge et formalisée au XVIè siècle, se distingue de la souveraineté pratiquée jusqu’alors, qui repose sur la sagesse d’un souverain pratiquant son pouvoir en suivant « naturellement » des lois divines et/ou naturelles : la gouvernementalité, elle, est une forme de rationalité, de calcul du pouvoir dans la relation entre le souverain et des gouvernés qui ne sont plus simplement des sujets, mais constitue une population qu’il faut conduire, faire croître, surveiller, contrôler, prospérer, seulement dans la mesure où elle satisfait la raison d’État, renforce l’État, le maintient et le fait croître lui-même. La gouvernementalité, qui est donc une rationalité du pouvoir, passe donc par de nouvelles technologies du pouvoir, telles que l’État de police et ses dispositifs de sécurité, et qui ont constitué longtemps l’objet d’étude de Michel Foucault.
Ces rappels sont absolument nécessaires pour comprendre ce qui est entendu par néolibéralisme. Si dans son Cours de 1977-1978 Sécurité, Territoire, Population, Foucault développe cette idée de gouvernementalité dont il trouve les racines dans la pastorale chrétienne et dans le développement de la raison d’État, il consacre le cours suivant, Naissance de la Biopolitique, à l’étude d’une gouvernementalité particulière, la gouvernementalité libérale, sous deux formes : celle du XVIIIè siècle, « libérale », et celle née dans les années 1930 et pratiquée après la Seconde Guerre mondiale, la gouvernementalité « néolibérale ».
Or pour comprendre les gouvernementalités, il faut étudier les philosophies et les discours scientifiques : ils ne sont certes pas en soi et ne se présentent pas a priori comme des théories de la gouvernementalité, mais c’est en leur sein que se fondent des possibilités gouvernementales. Précisément, Foucault va étudier les philosophies et économies libérales pour y trouver les gouvernementalités libérale et néolibérale, qu’il appellera directement « libéralisme » et « néolibéralisme ». Chez Foucault, nominaliste, ces notions ne renvoient donc pas directement à la philosophie libérale en soi, mais à un art de gouverner spécifique, plus réel que les universaux, qui trouve ses fondements dans les discours de cette philosophie. Il y a donc maintenu une certaine indépendance de cette philosophie vis-à-vis de ces pratiques gouvernementales, et ce que l’on entendra par néolibéralisme, ce sera davantage cet art de gouverner que la philosophie libérale elle-même.
La gouvernementalité libérale
Pour comprendre le néolibéralisme, art de gouverner spécifique de l’après-guerre, qui est donc un nouveau libéralisme, il faut d’abord comprendre le libéralisme en tant que gouvernementalité libérale. Quelques mots, rapidement, sur cette notion.
Avant les physiocrates et l’économie politique, la gouvernementalité, c’est-à-dire la rationalité du pouvoir, son mode de calcul, se fonde sur l’État de police. C’est l’époque du caméralisme et du mercantilisme qui voit la naissance de la police et de dispositifs de sécurité, permettant de satisfaire des objectifs infinis à l’intérieur, et la naissance de la diplomatie européenne, réalisant la balance des pouvoirs à l’échelle des États, de sorte que l’État, infini à l’intérieur, limité à l’extérieur, puisse satisfaire sa propre raison, qui est son maintien et sa croissance.
Avec les physiocrates puis l’économie politique, et sans trop rentrer dans le détail, apparaît une logique de « laissez-faire » : pour croître, pour satisfaire la raison d’État, l’État doit cesser d’intervenir sur le marché, de contrôler les prix et de gérer les frontières. Il y gagnera beaucoup plus à ne pas réaliser ces interventions en libérant le marché, en le laissant suivre des lois qui lui sont naturelles. Le mot d’ordre est donc : libérer le marché, « laissez-faire », laisser les hommes de la population réaliser des échanges de marchandises, afin que la population croisse et que l’État s’enrichisse. Objectifs intérieurs de l’État toujours illimités donc, mais réalisation de ces objectifs par des interventions plus limitées. Retirer l’État du marché, mais en vue de la raison d’État.
Le néolibéralisme
Avec le Colloque Walter Lippmann et l’ordolibéralisme allemand, puis avec le néolibéralisme américain, une nouvelle forme d’art de gouverner libéral apparaît. Entre le XVIIIè siècle et cette moitié du XXè siècle, il y a bien sûr un enchevêtrement de gouvernementalités, mais qui se définiront, se compareront, selon Foucault, toujours par rapport à l’art libéral de gouverner.
Qu’y a-t-il de nouveau avec l’ordolibéralisme, chez des auteurs comme Eucken, Böhm, ou Röpke ? Comme le montre très bien Foucault, il y a dans l’ordolibéralisme, mais aussi dans le « néolibéralisme » américain, un changement épistémologique discret, mais fondamental, par rapport au libéralisme antérieur.
Avec le néolibéralisme, le marché cesse d’être compris comme un lieu d’échange de marchandises, fondé sur un couple producteur/consommateur ou offre/demande. Au lieu d’être un lieu d’échanges, le marché est avant tout un milieu concurrentiel dans lequel l’individu n’est plus simplement une partie de l’échange, mais est un véritable entrepreneur, entrepreneur qui fait ses plans par rapport à des prix qui oscillent librement. Le marché est donc désormais compris comme un lieu de concurrence fondé sur le couple prix/entreprise.
Difficile de dire que cela est faux. C’est le propos même de von Mises de présenter chaque individu comme un entrepreneur planificateur qui produit sa propre satisfaction.
Or dans ce cadre, l’ordolibéralisme ne conçoit plus le marché comme fondé sur des lois naturelles et qu’il s’agit donc de libérer de l’intervention de l’État, mais au contraire comme une sorte d’ordre économique normatif qu’il faut réaliser, produire, construire, par une intervention forte et une vigilance accrue de l’État.
Il faut réaliser l’ordre de marché fondé sur la concurrence, d’une part pour son efficacité, mais d’autre part parce qu’il est l’unique remède contre tout glissement vers le totalitarisme que pourraient produire des interventions de l’État dans l’économie, la planification, le keynésianisme, qui n’auraient des différences que de degré. Ce que cherchait à montrer Hayek dans La Route de la Servitude.
L’ordolibéralisme renverse donc la logique du « laissez-faire ». Il ne faut pas retirer l’État du marché qui existerait naturellement, mais au contraire, il faut que l’État réalise l’ordre de marché en permettant à tous les individus de se réaliser en tant qu’entrepreneur, ce qui nécessite une vigilance, un contrôle de l’État afin que tout le monde puisse « jouer » sur le marché.
Comment se manifeste l’intervention de l’État ? Puisque pour que l’ordre de marché fonctionne, il faut que les individus-entreprises soient libres de faire leur plan et de les concrétiser, l’intervention de l’État ne sera pas planificatrice, elle ne donnera pas des ordres économiques à chaque agent. L’intervention de l’État se fera dans deux domaines : le domaine juridique d’une part, la politique sociale d’autre part.
Car en effet, pour réaliser l’ordre de marché comme ordre normatif, il faut d’abord constituer les « règles du jeu » de cet ordre, ce qui nécessite des règles de conduites formelles dans le domaine du droit, qui s’imposent indifféremment à tous les « joueurs ».
Mais il faut aussi permettre à tous les individus d’accéder au marché, de se réaliser en tant qu’entrepreneur, par l’intermédiaire d’un nouveau type de politique sociale, inédit dans sa conception. En effet, désormais, la politique sociale consistera simplement à fournir aux individus n’en disposant pas un revenu minimum qui pourra leur permettre de réintégrer le marché, sans regard pour les causes de l’exclusion, pour les raisons « anthropologiques » de cette exclusion d’individus qui ne sont plus que des sortes d’abstractions économiques au sein de la gouvernementalité néolibérale.
Ces appels à des interventions constantes de l’État, à sa vigilance, à son contrôle, ne sont pas des fantasmes de Foucault, ne sont pas une mauvaise compréhension par Foucault des textes des ordolibéraux (et je parle bien des ordolibéraux, pas de l’école autrichienne), malgré quelques tendances à tordre certaines idées. C’est pourtant bien sur la base de ces textes que peut se fonder une nouvelle gouvernementalité libérale.
Un petit mot sur le néolibéralisme américain : grâce à la conception de l’individu comme d’un entrepreneur producteur de sa satisfaction, l’école américaine, en particulier de Chicago, va étendre le champ de la science économique au non-marchand, en étudiant le « capital humain », la famille, la dépendance aux drogues, le système pénal, etc. Ce qui, dans une logique de gouvernementalité, va fonder tout un tas de politiques sociales et pénales fondées sur des raisonnements économiques. Le cas de la drogue le montre bien : on ne s’intéresse plus aux raisons anthropologiques de l’essor de la drogue, mais on utilise des mécanismes de prix pour transformer politiquement sa consommation : enchérissement des prix pour les nouveaux consommateurs, pour inciter à ne pas consommer, et baisse des prix pour les dépendants, qui constituent un résidu irréductible de consommateurs de drogues qui fait habituellement les affaires des mafias. Telle est la politique recommandée par le néolibéralisme.
C’est cela la biopolitique dont la logique apparaît avec le néolibéralisme : l’État n’intervient plus directement sur les gouvernés, en leur ordonnant de réaliser telle ou telle action. Il ne met plus en place des dispositifs disciplinaires, fortement contraignants. Au contraire, l’État laisse l’individu faire librement ses plans, mais il intervient massivement sur leur milieu, et pas seulement sur le milieu économique, afin de guider les incitations de l’action individuelle.
Voilà les grandes lignes de cette idée de néolibéralisme, qu’il faut comprendre comme un nouvel art libéral de gouverner.
Ce que n’est pas le néolibéralisme
En restant dans cette perspective foucaldienne, on peut déterminer ce que n’est pas le néolibéralisme. Lorsque nous, libéraux, essayons de démêler ce qui peut bien se cacher à peu près derrière ce terme, on a bien du mal à le voir. Alors voici ce qu’il n’est pas.
Le néolibéralisme n’est pas le keynésianisme. En effet, le keynésianisme, au contraire du néolibéralisme, ne conçoit pas le marché comme un système efficace. Le marché, s’il est une bonne chose, ne parvient pas pour autant à se réguler de lui-même : il nécessite une intervention directe de l’État, sur les agents économiques. Ce n’est pas le propos du néolibéralisme qui voit dans le marché un système auto-régulé. Si on vous balance que telle politique économique, qui se révèle keynésienne, est une preuve du néolibéralisme de notre temps, vous pouvez vous permettre d’évoquer Foucault pour montrer combien c’est faux.
De même, le néolibéralisme n’est pas plus une tentative de réaliser la concurrence pure et parfaite. Encore une fois, le néolibéralisme conçoit le marché comme un lieu où des plans individuels concurrentiels produisent des oscillations nécessaires et utiles des prix, fondements de son autorégulation. Par conséquent, les lois anti-trust ne sont pas plus, toujours dans cette perspective foucaldienne, une démonstration de néolibéralisme.
Mais le néolibéralisme est-il ce que nous appelons l’État-providence ? Paradoxalement, oui et non. Oui, dans la mesure où certains organismes de politiques sociales ont été justifiées dans la droite lignée de l’ordolibéralisme : la Sécurité sociale a été présentée, entre autres, comme une institution permettant aux individus de rester en mesure de « jouer » sur le marché, de « fournir » des travailleurs à la France. Mais aussi, non, dans la mesure même où il y a tout un champ de l’État-providence qui ne consiste pas en politiques de distribution de revenu aux exclus du marché : subventions aux entreprises, aux associations, hygiénisme, contrôle de la vitesse, participation aux entreprises, politique culturelle, etc. Le néolibéralisme, c’est moins que l’État-providence, mais c’est plus que le libéralisme.
Le néolibéralisme n’est pas non plus un pur utilitarisme. Il est bien sûr un utilitarisme en tant que rationalité du pouvoir, en vue de la croissance de l’État, mais il n’est pas cette école de pensée qu’on appelle utilitarisme. En effet, la liberté comme valeur est mise en avant dans le néolibéralisme : l’ordre de marché doit permettre d’éviter la naissance du totalitarisme. Et précisément, le totalitarisme est une cause de la ruine de l’État, dans la mesure où il est phagocyté par une gouvernementalité de parti (NSDAP dans le IIIè Reich, Parti Communiste en URSS).
Pour finir, le néolibéralisme n’est pas le libertarianisme, car les libertariens rejettent toute forme de gouvernementalité et s’inscrivent davantage dans la lignée du libéralisme classique, considérant le marché comme ordre spontané régi par des lois naturelles dans lequel il faut empêcher l’État d’intervenir.
La critique du néolibéralisme et ses faiblesses
Dans son cours, Foucault est critique du néolibéralisme dans le sens kantien de la critique. Il en détermine l’espace, l’étendu, la consistance, la limite, la frontière, dans le but de comprendre ce qu’il est. Par ailleurs Foucault ne dit pas que le néolibéralisme est une ère temporelle de la gouvernementalité, mais qu’il est un type de gouvernementalité né à un moment particulier de l’histoire et qui peut s’enchevêtrer avec d’autres genres de gouvernementalités (l’État de police, l’État administratif, etc.). Cette subtilité, tous les détracteurs actuels du néolibéralisme l’ont bien sûr oubliée et perdue et fusionnent toutes ces gouvernementalités sous la même étiquette.
Quelles critiques sont faites, au sens d’une dénonciation, par les antilibéraux ?
Premièrement, de façon habituelle, les antilibéraux critiquent vivement l’idée que l’ordre de marché puisse être auto-régulé et efficace. Mais c’est là une critique assez classique et générale contre l’économie politique libérale, il suffit de lire les journaux pour voir que tous les maux de l’économie sont faute du libéralisme. De plus, le marché en tant que lieu de véridiction, c’est-à-dire qui détermine ce qui est la vraie et la fausse bonne politique, n’est pas accepté des antilibéraux.
Seconde critique, beaucoup plus spécifique au néolibéralisme en tant que gouvernementalité : l’extension du discours économique au non-marchand se traduirait par une « totalisation » du marché dans tous les domaines de la vie, dans tout le milieu de l’humanité, signifiant donc une occupation générale du politique dans l’intégralité de la vie des individus. L’économisme néolibéral aurait favorisé une forte extension de l’État dans un milieu qui jusqu’ici ne l’occupait pas, créant des relations de pouvoir totales desquelles on ne peut plus s’échapper. Cette critique n’est pas totalement farfelue.
Troisième critique, cette fois-ci complètement ancrée dans des logiques marxistes et libertaires : le néolibéralisme, en réduisant les individus à des abstractions économiques comprises comme des entreprises autonomes, et en produisant une politique qui réaliserait cet ordre de marché totalisant, aliènerait les hommes en les contraignant à se conduire d’eux-mêmes comme des unités-entreprises et à jouer le jeu concurrentiel duquel ils ne pourraient échapper à cause de l’intervention et du contrôle constants de l’État pour réaliser cet ordre. Ainsi le capitalisme n’est plus seulement aliénant en tant qu’il subordonne le travail humain à la marchandise, il l’est encore plus en réduisant l’homme à un comportement économique nécessairement concurrentiel. La liberté individuelle nécessaire au néolibéralisme ne serait qu’une fausse liberté qui empêcherait l’homme de s’émanciper, de se réaliser en tant qu’homme total, non abstrait, anthropologiquement réel.
Suite à ces critiques, les ennemis du néolibéralisme se proposent d’inventer un nouveau genre de rationalité politique qui serait socialiste. Dardot et Laval, en conclusion de leur ouvrage La Nouvelle raison du monde, Essai sur la société néolibérale, appellent à concevoir la rationalité du commun. Et pour faire face à la gouvernementalité libérale, il faudrait briser ses logiques à l’échelle individuelle en refusant personnellement l’ordre de marché, et en s’orientant vers des comportements de partage, de mise en commun. La réflexion serait encore à mener. Belle faiblesse : avec les socialistes, la réflexion est toujours à mener, la société de demain toujours à inventer, même si ce sont toujours les mêmes piètres idées qui sont proposées.
Il y a donc dans cet ensemble critique des faiblesses conséquentes, outre cet appel à créer une éternelle nouvelle rationalité socialiste du pouvoir. L’exploitation du travail de Foucault permet aux ennemis du néolibéralisme d’éviter toute discussion de fond en philosophie politique et en économie politique, c’est-à-dire de discuter véritablement pour ce qu’elles sont les idées libérales. Il y a ainsi un refus évident de faire entrer les libéraux dans la discussion.
La caricature de cet excès de nominalisme est d’ailleurs facile à faire : on sait bien que dans la Cité antique, il y a une attention sans cesse portée aux justes proportions mathématiques. Doit-on en conclure que les mathématiques ne sont qu’un discours de légitimation et de véridiction du pouvoir et ne doivent donc pas être considérées réellement en tant que sciences ? Que 2+2 ne font pas 4, mais une organisation particulière du pouvoir ? Il y a bien un moment donné où l’étude de l’histoire doit faire place à une véritable étude des universaux.
Leçons à tirer pour les libéraux
Pour nous, libéraux, il y a quelques leçons à tirer de cette réflexion menée sur le néolibéralisme.
D’abord il faut cesser de dire que le néolibéralisme n’est qu’une fiction fantasmée. Il y a bien eu une forme nouvelle de libéralisme qui a influencé tout un ordre de politiques : l’État allemand né après la Seconde Guerre mondiale s’est entièrement fondé sur des perspectives et sous l’influence directe des ordolibéraux. Les socialistes allemands eux-mêmes se sont convertis, à ce moment-là, au néolibéralisme.
Le « miracle allemand » qui fut le produit de ce néolibéralisme a influencé largement les autres États européens, dont la France. On a pu y parler par exemple de « nouvelle société » dans cette même logique, bien qu’elle ait rencontré d’autres modes de gouvernementalité (administration, planification, keynésianisme, etc.) et ait produit dans notre pays l’éléphantesque État-providence et le mythe de la troisième voie.
Second point, il faut donc reconnaître qu’il a bien existé des écoles libérales qui ont pu servir de bases à la construction de l’État-providence moderne, non pas en extrapolant sur leurs positions, mais au contraire en les suivant et en les creusant. Si l’ordolibéralisme n’est plus en vogue aujourd’hui, il ne faut pas oublier qu’il fût un temps fort du libéralisme à une époque où celui-ci déclinait. De même, il y a une importance à accorder au discours et certains écueils à éviter, comme l’économisme, au risque de se voir lié et intégré malgré nous dans des gouvernementalités qui nous trahissent et nous dépassent.
Et ainsi, dernière leçon : il faudrait éviter de considérer le libéralisme comme un ensemble homogène, comme un continuum logique sur lequel se trouveraient des écoles plus ou moins radicales. Il y a bien des différences conceptuelles entre les écoles de pensées libérales, et s’il y a une continuité entre certaines (difficile de ne pas la voir entre Locke et Rothbard, ou entre Smith et Hayek), il n’y a pas continuité stricte entre toutes. Ce qui ne signifie pas pour autant que le libéralisme n’existe pas, car il y a une communauté de valeurs qui méritent l’alliance de ces écoles, mais pas leur impossible fusion : il n’existe pas de synthèse libérale qui puisse couvrir toutes les théories libérales. Cette reconnaissance de la diversité des libéralismes, il faut par ailleurs l’étendre au-delà du libéralisme lui-même, en cessant de traiter des auteurs et des courants de pensée différents comme des racines du libéralisme : par exemple, ni Aristote, ni Saint Thomas d’Aquin, ni Foucault lui-même n’ont été des libéraux ou des proto-libéraux. Reconnaissance de la diversité des écoles, finesse dans leur compréhension, comme moyens de rester prudent vis-à-vis de l’idéologisation possible de nos idées et de leur récupération gouvernementale.
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