Questionnements géographiques sur les monuments aux morts : symboliques et territoires de la commémoration (2)

Publié le 12 novembre 2013 par Geo-Ville-En-Guerre @VilleEnGuerre
Suite à la panne du site des Cafés géographiques (toutes les archives seront progressivement remises en ligne), voici l'intégralité d'un texte publié le 21 novembre 2009. Ce texte n'a d'autre prétention que de rappeler l'importance de penser les mémoires par la dimension spatiale, ici questionnées par le prisme des monuments aux morts. Ce texte avait été rédigé suite à l'émission Planète Terre du 11 novembre 2009 : "Traces de la guerre sur les territoires".


Références originales de l'article : TRATNJEK, Bénédicte, 2009, "Questionnements géographiques sur les monuments aux morts : symboliques et territoires de la commémoration", Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 21 novembre 2009 (version PDF).
Questionnements géographiques

sur les monuments aux morts :
symboliques et territoires de la commémoration


Mercredi 11 novembre 2009. Partout en France, les cérémonies de commémoration de l’armistice mettant fin à la Grande guerre ont réuni différentes générations autour des monuments aux morts. Fait historique, pour la première fois un chancelier allemand, Mme Angela Merkel, s’est tenu aux côtés du Président de la République française, rendant ainsi visible la réconciliation entre les deux pays par un acte symbolique. Un événement dont la presse nationale a beaucoup parlé, soulignant le rapprochement politique nécessaire dans la construction européenne en mal de développement. Une Union européenne qui s’est construite par instaurer durablement la paix sur le continent européen, comme l’avaient déjà préconisé les Lumières, premiers penseurs de l’idée européenne. L’événement est de taille puisqu’il s’agit pour Angela Merkel, représentante de la Nation allemande (le symbole est fort pour un pays qui fut notre principal adversaire dans la Grande guerre), de se recueillir sur un haut-lieu de l’identité française en ce jour de commémoration d’une victoire française. L’espace et le temps réunis pour commémorer la Nation française. Mais, l’intérêt géographique n’est pas seulement dans cette cérémonie dont on a beaucoup parlé dans la presse : il est également dans les pratiques spatiales complètement modifiées pour de nombreux Français se rendant auprès des monuments aux morts de leur commune en ce jour du 11 novembre. Un rituel qui s’ancre dans des lieux déterminés et chargés d’une forte symbolique.




Commémoration franco-allemande de l’armistice du 11 novembre 1918 :

la présence symbolique du chancelier allemand dans un haut-lieu de l’identité française
(source : Reuters, 11 novembre 2009)


Les historiens se sont, depuis longtemps, emparés de la question de ce rituel dans la constitution de la mémoire nationale. Pourtant, la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, en tant que mise en visibilité de la mémoire et des valeurs nationales dans le paysage, ne peut qu’être interrogée par les géographes, en réintroduisant les temporalités non seulement de l’histoire, mais également du quotidien dans l’analyse du lieu. De même que de nombreux villages et villes de France sont dotés d’une « rue 11 novembre 1918 », les monuments aux morts font partie des territoires du quotidien, sans pour autant faire l’attention d’une pratique spatiale particulière, à l’exception des cérémonies orchestrées dans le cadre des commémorations des armistices des deux guerres mondiales. Les monuments aux morts : hauts-lieux ou lieux « ordinaires » ?

Le monument aux morts de Pozières (source : Clio-photo)
HAUTS-LIEUX DE LA COMMEMORATION : DE LA PATRIMONIALISATION DE LA MEMOIRE Si l’on interroge souvent le lien entre les guerres et les destructions (tant du point de vue des ruines que de celui des démolitions d’immédiat après-guerre dans un processus d’effacement des traces des combats et des violences dans les territoires [i], on peut également questionner les relations entre immédiat après-guerre et construction (et non pas reconstruction [ii]) au prisme des hauts-lieux édifiés dans un objectif de commémoration. En cela, le 11 novembre 1918 témoigne du passage progressif de l’idéal de beauté à l’idéal de mémoire dans les paysages : les monuments aux morts (dont la fonction commémorative est associée à une forte mise en symbole du patriotisme, de la Nation et de l’identité territoriale associée à l’idée d’intégrité. « L’importance quantitative de monuments aux morts de la Première Guerre mondiale – en France, il y en eut un par commune – amplifie la « statuomanie », voie la « monumentalité » initiée lors de la guerre franco-prussienne de 1870 et qui s’inscrivait dans la logique de propagande et de commémoration menée par la IIIe république naissante » [iii]. Le monument aux morts s’inscrit donc dans le paysage comme un vecteur d’identité communale.
Ainsi, dans la reconstruction de l’après-guerre (quelque soit les lieux ou les périodes), on observe deux logiques urbanistiques (bien évidemment dépendantes des moyens techniques et financiers, mais qui reflètent au moins les intentionnalités des décideurs) : l’effacement des traces de la guerre sur les territoires par le biais de démolitions des ruines et de construction de bâtiments « neufs » marquant symboliquement dans le paysage une ère nouvelle ; et la patrimonialisation de la mémoire de la guerre à travers la construction de monuments destinés à devenir des hauts-lieux de la mémoire collective, en tant que construit social et culturel définissant les valeurs de la paix, de la société et des souvenirs communs à une société. L’après-guerre est donc un immense chantier dans lequel se mêlent démolition (l’oubli de la guerre) et construction (la commémoration de la fin de la guerre). Ces deux élans urbanistiques, qui peuvent paraître à priori contradictoires, trouvent leur paroxysme dans certains monuments aux morts tels que celui de Biron, rebaptisé « Monument vivant de Biron » [iv], qui s’ouvre vers l’avenir plutôt que vers la commémoration du passé. Or, on sait combien nommer les lieux « formate » l’identité territoriale : les enjeux toponymiques [v] ne sont pas seulement un exercice intellectuel, mais ont souvent des conséquences sur l’appropriation des territoires par les habitants et/ou les acteurs syntagmatiques. Le monument aux morts participe donc d’une mise en visibilité non seulement du symbole du retour à la paix, mais aussi de valeurs collectives à la société : la Nation et le territoire. Parce que le monument aux morts est clairement ancré dans l’imaginaire collectif : chacun l’associe à des hauts-lieux tels que la mairie ou l’église, qui forgent non seulement l’identité municipale, mais également l’attachement à l’identité nationale.

Le Monument vivant de Biron (source : Académie de Créteil)
DES LIEUX TOURISTIQUES : DE LA VALEUR MARCHANDE DE LA MEMOIRE A l’heure du débat politique sur « l’identité nationale » (qui questionne non seulement les critères sur lesquels définir l’identité, mais aussi les hauts-lieux qui ancrent cette identité nationale dans le paysage et permettent à chacun de s’approprier le territoire national), la mise en tourisme de certains monuments aux morts comme hauts-lieux de la mémoire du sacrifice pour la défense de la Nation ne peut laisser indifférent le géographe. Comme l’écrit l’équipe « Mobilités, Itinéraires, Territoires », « les pieds des touristes changent le sable, la neige, les ruines ou les champs de betteraves en or » [vi]. Tous les monuments aux morts de la Grande guerre ne sont pas affectés de la même manière par cette mise en tourisme : certains ne le sont absolument pas, tandis que d’autres s’intègrent dans les circuits d’un « tourisme de mémoire » (que l’on distinguera ici d’un « tourisme de guerre », qui lui serait symbolisé par ces agences étatsuniennes vendant actuellement à des touristes une forme particulière d’exotisme à travers des voyages en Irak « pour voir la guerre »). Il existe donc une distinction entre monuments aux morts « ordinaires » et « extraordinaires », entre ceux qui valent le détour et ceux qui ne marquent pas le paysage au-delà des temps de la commémoration. Mais, comme le propose la géographe Liliane Barakat à propos de la mise en tourisme du centre-ville rénové de Beyrouth après la guerre civile, on peut se demander : « la fréquentation fait-elle le lieu ? » [vii]. La fréquentation suffit-elle à faire d’un monument aux morts un haut-lieu de la mémoire, tandis que d’autres seraient relayés au plan des « lieux ordinaires » ? Selon un rapport datant de juillet 2008, « la France dispose du plus important patrimoine de la mémoire combattante au monde avec ses fortifications, une multitude de sites emblématiques des conflits de 1870, 1914-18, 1939-45, et environ 400 musées. Ces lieux sont fréquentés chaque année par un nombre de visiteurs estimé à 20 millions » [viii]. La mise en tourisme de la mémoire s’ancre donc dans les paysages, et la mémoire ne semble pouvoir être ritualisée que si elle s’appuie sur des lieux identifiés comme ses propres géosymboles.
Les Cafés géo s’interrogent depuis longtemps sur la question du tourisme, comme le souligne l’analyse d’Olivier Milhaud proposant une synthèse des travaux en cours dans la géographie du tourisme. Comme d’autres formes touristiques, le tourisme de mémoire à destination des hauts-lieux de la Grande guerre pose des problématiques autour de la pratique des monuments aux morts dans les circuits établis ou improvisés par des touristes en quête de traces de guerre dans les territoires, de la fréquentation de ces lieux, de leurs aménagements... Des convoitises existent entre les acteurs de cette mise en tourisme, entre patrimoine urbain (monuments aux morts, mémoriaux, musées…) et patrimoine environnemental (on pense notamment aux travaux du géographe Jean-Paul Amat qui a montré la place de la sacralisation du champ de bataille comme patrimoine de la mémoire collective dans le reboisement des forêts de l’Est de la France). Ces convoitises peuvent aussi être le résultat de la multiplication des lieux de mémoire dans un même territoire [ix], ou de la concurrence des territoires porteurs de mémoire entre eux. Ainsi, le haut-lieu de la mémoire ne doit pas seulement être interrogé au prisme de son symbolisme, mais également en fonction de ses intérêts économiques, de l’aménagement dont il fait l’objet, de l’intérêt porté par les acteurs du tourisme, de sa mise en réseau sur les « routes de la mémoire »…
LIEUX DECORATIFS : DE LEUR « ORDINARITE » DANS LES TERRITOIRES DU QUOTIDIEN La monumentalité ne suffit pourtant pas à imposer le symbole ou le tourisme. De nombreux monuments aux morts sont déserts tout au long de l’année, et leur fonction commémorative n’est « réactivée » que le temps deux rituels annuels du 11 novembre et du 8 mai. La fonction des monuments aux morts varie donc en fonction des temporalités de la commémoration : pour la plupart, le devoir de mémoire ne s’inscrit pas dans le paysage, et les hauts-lieux de la mémoire combattante d’un jour retombent dans l’oubli des lieux « ordinaires » le restant de l’année.
Leur fonction esthétique ne doit donc pas seulement être interrogée au prisme de la fonction commémorative, mais également en fonction de l’appropriation qu’en ont les habitants. On a vu ainsi une évolution dans l’usage des matériaux des monuments aux morts, surtout après la Seconde Guerre mondiale : alors que chaque ville ou village de France s’est doté d’un monument aux morts après la Grande guerre, la construction de ces hauts-lieux de la mémoire va se poursuivre, mais prendre une importance esthétique plus grande. La question de l’appropriation des choix esthétiques, et donc du lieu de souvenirs, par les habitants va donc devenir un enjeu politique pour de nombreuses communes [x].
Pour ces « lieux ordinaires », la question de leur fonction est rythmée au gré des temps de la ritualisation de l’identité nationale : ignorés des pratiques spatiales tout au long de l’année, voire parfois ignorés du regard même des passants, ils sont comme « redécouverts » lors de chaque cérémonie commémorative. Comme « absents » du paysage quotidien, ils retrouvent leur sens et leur usage le temps de la commémoration.
Les monuments aux morts ne relèvent donc pas seulement de la problématique du souvenir et de la mémoire : les géographes peuvent s’emparer de la question du « lieu » comme « condition de l’expérience humaine » [xi]. Le monument aux morts est une image « familière », qui participe de l’imaginaire collectif et de la construction de la conscience d’appartenance territoriale, au même titre que l’église et la mairie : « les lieux du territoire relèvent simultanément de l’ordre des matérialités, de l’ordre des significations et de l’ordre des symboles » [xii]. Si le « lieu » a été l’un des premiers concepts de la géographie, il est resté très longtemps absent des questionnements épistémologiques. Mais le lieu questionne, depuis les « lieux ordinaires » jusqu’aux « hauts-lieux », dans la mesure où il est producteur de territorialités. Le monument aux morts est ainsi un « lieu discursif », dans la mesure où il produit un territoire et une identité : ce lieu permet dès lors, par sa mise en visibilité par le biais de la ritualisation de la commémoration, au territoire de devenir un mythe : « il nous semble fécond de développer une géographie du lieu, non pas dans une perspective localiste, mais dans l’objectif de mieux comprendre les interactions sociales à l’œuvre, à partir de la dialectique entre acceptation et transgression des normes sociales médiatisées par l’espace » [xiii]. La question du « monument aux morts » comme lieu de la mémoire figée [xiv], mais d’une mémoire sans cesse « réactive » à des fins discursives, doit ainsi questionner les géographes, à l’instar d’Antoine Prost [xv] qui avait introduit une typologie de ces lieux de mémoire qui couvrent le territoire national.
N’oublions pas de questionner d’autres types de hauts-lieux de la mémoire combattante : les « lieux de mémoire » sont aussi des lieux virtuels. On voit, par exemple, à l’initiative du Ministère de la Défense, l’apparition d’une politique touristique fondée sur les « chemins virtuels de la mémoire » [xvi]. L’utilisation d’Internet permet ainsi aux « touristes » de confronter différents lieux de mémoire, ou différentes périodes de guerre. Le projet va même plus loin, puisqu’il insère l’espace virtuel comme « territoire de la mémoire » : « 

Le développement de ces outils virtuels contribue à valoriser au-delà du territoire national l’important patrimoine mémoriel dont la France est dotée, répondant ainsi à l’une des ambitions du tourisme de mémoire

 » [xvii]. Dès lors, la mémoire s’ancre dans d’autres types de territoires, virtuels, bien que sa réalité matérielle et territoriale s’appuie sur les hauts-lieux de la mémoire, à travers les photographies. Il s’agit peut-être là plus d’une invitation au « tourisme de mémoire » que d’une réelle déterritorialisation de cette dernière.



[i] Voir Vincent Veschambre, Traces et mémoires urbaines. Enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008. [ii] Voir notamment Robert Hérin (dir.), De la ville perdue à la ville retrouvée, la ville en devenir, Caen, Presses universitaires de Caen, 2008. [iii] Paul-Louis Rinuy, « Corps symbolique et mémoire incarnée », La sculpture commémorative dans l’espace public au XXe siècle, Paris, Scérén/CNDP, collection Baccalauréat/Arts plastiques, p. 9. [iv] Gerz Jochen, Le Monument vivant de Biron, Aix-en-Provence, Actes Sud, 1994. [v] A titre d’exemples, on retrouvera les comptes-rendus des cafés géo de Philippe Pelletier, « Où est la Mer d’Orient ? Toponymie et enjeux géopolitiques en Asie orientale » (10 octobre 2002) et de Paul Garde, « Comment nommer les territoires : quelques exemples balkaniques » (2 juin 2004).

[vi] Equipe MIT, 2002, Tourismes 1. Lieux communs, Belin, collection Mappemonde, p. 250.
[vii]Liliane Barakat, 2007, « Développement touristique et espaces festifs, le cas du centre-ville de Beyrouth (Liban) », dans Philippe Duhamel et Rémy Knafou, 2007, Mondes urbains du tourisme, Belin, collection Mappemonde, p. 78.
[viii] René Ressouches, Le tourisme de la mémoire combattante, rapport pour la Direction du Tourisme, 17 juillet 2008.
[ix] Voir par exemple les logiques d’implantation des musées picards analysés par Anne Hertzog : « Musées, espace et identité territoriale en Picardie », Mappemonde, n°66, n°2002/2, pp. 25-28. On se reportera également au n°235 de la revue Guerres mondiales et conflits contemporains : « Historial, musées et mémoriaux de la Grande Guerre », n°2009/3.
[x] Voir Mecthild Gilzmer, 2009, Mémoires de pierre. Les monuments commémoratifs en France après 1944, Autrement, 270 p.
[xi] Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris, p. 557. On se reportera aux quatre articles proposés dans la revue EspacesTemps.net sur le concept de lieu proposés par Augustin Berque, Nicholas J. Entrikin, Jacques Lévy, et Michel Lussault (19 mars 2003) ; et à l’article de Pascal Clerc dans le dictionnaire en ligne Hypergéo.
[xii] Voir Bernard Debarbieux, 1996, « Le lieu, fragment et symbole du territoire », Espaces et sociétés, n°82-83, p. 15.
[xiii] Vincent Banos, 2007, « Repenser le couple « territoire/lieu », pour une géographie de la « démocratie » ? », Colloque Territoires, Territorialité, Territorialisation : et après, 7-8 juin 2007, Grenoble, p. 4.
[xiv] Jacques Bouillon et Michel Petzold, 2008, Mémoire figée, mémoire vivante. Les monuments aux morts, Editions Citedis, Charenton-le-Pont, 160 p.
[xv] Antoine Prost, 1984, « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? », dans Pierre Nora, 1984, Les lieux de mémoire, tome I : « La République », Gallimard, Paris, pp. 195-225.
[xvi] Voir, à titre d’exemple, le site « Chemins de mémoire » consacrés aux lieux de mémoire dédiés aux guerres en France ; et le site « Le Mémorial virtuel du Chemin des Dames ».
[xvii] Jean-Claude Mathis, Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation, Rapport pour l’Assemblée nationale, Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, n°277, tome II, 11 octobre 2007, p. 31.