Références originales de l'article : TRATNJEK, Bénédicte, 2009, "Questionnements géographiques sur les monuments aux morts : symboliques et territoires de la commémoration", Cafés géographiques, rubrique Vox geographi, 21 novembre 2009 (version PDF).
Questionnements
géographiques
symboliques et territoires de la commémoration
Mercredi 11 novembre 2009. Partout en France, les cérémonies
de commémoration de l’armistice mettant fin à la Grande guerre ont réuni
différentes générations autour des monuments aux morts. Fait historique, pour
la première fois un chancelier allemand, Mme Angela Merkel, s’est tenu aux
côtés du Président de la République française, rendant ainsi visible la
réconciliation entre les deux pays par un acte symbolique. Un événement dont la
presse nationale a beaucoup parlé, soulignant le rapprochement politique
nécessaire dans la construction européenne en mal de développement. Une Union
européenne qui s’est construite par instaurer durablement la paix sur le
continent européen, comme l’avaient déjà préconisé les Lumières, premiers
penseurs de l’idée européenne. L’événement est de taille puisqu’il s’agit pour
Angela Merkel, représentante de la Nation allemande (le symbole est fort pour
un pays qui fut notre principal adversaire dans la Grande guerre), de se
recueillir sur un haut-lieu de l’identité française en ce jour de commémoration
d’une victoire française. L’espace et le temps réunis pour commémorer la Nation
française. Mais, l’intérêt géographique n’est pas seulement dans cette
cérémonie dont on a beaucoup parlé dans la presse : il est également dans
les pratiques spatiales complètement modifiées pour de nombreux Français se
rendant auprès des monuments aux morts de leur commune en ce jour du 11 novembre.
Un rituel qui s’ancre dans des lieux déterminés et chargés d’une forte
symbolique.
Commémoration franco-allemande de l’armistice du
11 novembre 1918 :
(source : Reuters, 11 novembre 2009)
Le développement de ces outils virtuels contribue à valoriser au-delà du
territoire national l’important patrimoine mémoriel dont la France est dotée,
répondant ainsi à l’une des ambitions du tourisme de mémoire
Les historiens se sont, depuis longtemps, emparés de la
question de ce rituel dans la constitution de la mémoire nationale. Pourtant,
la commémoration de l’armistice du 11 novembre 1918, en tant que mise en
visibilité de la mémoire et des valeurs nationales dans le paysage, ne peut
qu’être interrogée par les géographes, en réintroduisant les temporalités non seulement
de l’histoire, mais également du quotidien dans l’analyse du lieu. De même que
de nombreux villages et villes de France sont dotés d’une « rue 11
novembre 1918 », les monuments aux morts font partie des territoires du
quotidien, sans pour autant faire l’attention d’une pratique spatiale
particulière, à l’exception des cérémonies orchestrées dans le cadre des
commémorations des armistices des deux guerres mondiales. Les monuments aux
morts : hauts-lieux ou lieux « ordinaires » ?
Le monument aux morts de Pozières
(source : Clio-photo)
HAUTS-LIEUX DE
LA COMMEMORATION : DE LA PATRIMONIALISATION DE LA MEMOIRE
Si l’on interroge souvent le lien entre les guerres et les
destructions (tant du point de vue des ruines que de celui des démolitions
d’immédiat après-guerre dans un processus d’effacement des traces des combats
et des violences dans les territoires [i], on peut également
questionner les relations entre immédiat après-guerre et construction (et non
pas reconstruction [ii])
au prisme des hauts-lieux édifiés dans un objectif de commémoration. En cela,
le 11 novembre 1918 témoigne du passage progressif de l’idéal de beauté à
l’idéal de mémoire dans les paysages : les monuments aux morts (dont la
fonction commémorative est associée à une forte mise en symbole du patriotisme,
de la Nation et de l’identité territoriale associée à l’idée d’intégrité.
« L’importance quantitative de
monuments aux morts de la Première Guerre mondiale – en France, il y en eut un
par commune – amplifie la « statuomanie », voie la
« monumentalité » initiée lors de la guerre franco-prussienne de 1870
et qui s’inscrivait dans la logique de propagande et de commémoration menée par
la IIIe république naissante » [iii]. Le monument aux morts
s’inscrit donc dans le paysage comme un vecteur d’identité communale.
Ainsi, dans la reconstruction de l’après-guerre (quelque
soit les lieux ou les périodes), on observe deux logiques urbanistiques (bien
évidemment dépendantes des moyens techniques et financiers, mais qui reflètent
au moins les intentionnalités des décideurs) : l’effacement des traces de
la guerre sur les territoires par le biais de démolitions des ruines et de
construction de bâtiments « neufs » marquant symboliquement dans le
paysage une ère nouvelle ; et la patrimonialisation de la mémoire de la
guerre à travers la construction de monuments destinés à devenir des
hauts-lieux de la mémoire collective, en tant que construit social et culturel
définissant les valeurs de la paix, de la société et des souvenirs communs à
une société. L’après-guerre est donc un immense chantier dans lequel se mêlent
démolition (l’oubli de la guerre) et construction (la commémoration de la fin
de la guerre). Ces deux élans urbanistiques, qui peuvent paraître à priori
contradictoires, trouvent leur paroxysme dans certains monuments aux morts tels
que celui de Biron, rebaptisé « Monument vivant de Biron » [iv], qui s’ouvre vers
l’avenir plutôt que vers la commémoration du passé. Or, on sait combien nommer
les lieux « formate » l’identité territoriale : les enjeux
toponymiques [v]
ne sont pas seulement un exercice intellectuel, mais ont souvent des
conséquences sur l’appropriation des territoires par les habitants et/ou les
acteurs syntagmatiques. Le monument aux morts participe donc d’une mise en
visibilité non seulement du symbole du retour à la paix, mais aussi de valeurs
collectives à la société : la Nation et le territoire. Parce que le
monument aux morts est clairement ancré dans l’imaginaire collectif :
chacun l’associe à des hauts-lieux tels que la mairie ou l’église, qui forgent
non seulement l’identité municipale, mais également l’attachement à l’identité
nationale.
Le Monument vivant de Biron
(source : Académie
de Créteil)
DES LIEUX
TOURISTIQUES : DE LA VALEUR MARCHANDE DE LA MEMOIRE
A l’heure du débat politique sur « l’identité
nationale » (qui questionne non seulement les critères sur lesquels
définir l’identité, mais aussi les hauts-lieux qui ancrent cette identité
nationale dans le paysage et permettent à chacun de s’approprier le territoire
national), la mise en tourisme de certains monuments aux morts comme
hauts-lieux de la mémoire du sacrifice pour la défense de la Nation ne peut
laisser indifférent le géographe. Comme l’écrit l’équipe « Mobilités,
Itinéraires, Territoires », « les
pieds des touristes changent le sable, la neige, les ruines ou les champs de
betteraves en or » [vi]. Tous les monuments aux
morts de la Grande guerre ne sont pas affectés de la même manière par cette
mise en tourisme : certains ne le sont absolument pas, tandis que d’autres
s’intègrent dans les circuits d’un « tourisme de mémoire » (que l’on
distinguera ici d’un « tourisme de guerre », qui lui serait symbolisé
par ces agences étatsuniennes vendant actuellement à des touristes une forme
particulière d’exotisme à travers des voyages en Irak « pour voir la
guerre »). Il existe donc une distinction entre monuments aux morts
« ordinaires » et « extraordinaires », entre ceux qui
valent le détour et ceux qui ne marquent pas le paysage au-delà des temps de la
commémoration. Mais, comme le propose la géographe Liliane Barakat à propos de
la mise en tourisme du centre-ville rénové de Beyrouth après la guerre civile,
on peut se demander : « la
fréquentation fait-elle le lieu ? » [vii]. La fréquentation
suffit-elle à faire d’un monument aux morts un haut-lieu de la mémoire, tandis que
d’autres seraient relayés au plan des « lieux ordinaires » ? Selon
un rapport datant de juillet 2008, « la
France dispose du plus important patrimoine de la mémoire combattante au monde
avec ses fortifications, une multitude de sites emblématiques des conflits de
1870, 1914-18, 1939-45, et environ 400 musées. Ces lieux sont fréquentés chaque année par un nombre de visiteurs estimé
à 20 millions » [viii].
La mise en tourisme de la mémoire s’ancre donc dans les paysages, et la mémoire
ne semble pouvoir être ritualisée que si elle s’appuie sur des lieux identifiés
comme ses propres géosymboles.
Les Cafés géo s’interrogent depuis longtemps sur la question
du tourisme, comme le souligne l’analyse d’Olivier
Milhaud proposant une synthèse des travaux en cours dans la géographie du
tourisme. Comme d’autres formes touristiques, le tourisme de mémoire à
destination des hauts-lieux de la Grande guerre pose des problématiques autour
de la pratique des monuments aux morts dans les circuits établis ou improvisés
par des touristes en quête de traces de guerre dans les territoires, de la
fréquentation de ces lieux, de leurs aménagements... Des convoitises existent
entre les acteurs de cette mise en tourisme, entre patrimoine urbain (monuments
aux morts, mémoriaux, musées…) et patrimoine environnemental (on pense
notamment aux travaux du géographe Jean-Paul Amat qui a montré la place de la
sacralisation du champ de bataille comme patrimoine de la mémoire collective
dans le reboisement des forêts de l’Est de la France). Ces convoitises peuvent
aussi être le résultat de la multiplication des lieux de mémoire dans un même
territoire [ix], ou de la concurrence des
territoires porteurs de mémoire entre eux. Ainsi, le haut-lieu de la mémoire ne
doit pas seulement être interrogé au prisme de son symbolisme, mais également
en fonction de ses intérêts économiques, de l’aménagement dont il fait l’objet,
de l’intérêt porté par les acteurs du tourisme, de sa mise en réseau sur les
« routes de la mémoire »…
LIEUX DECORATIFS :
DE LEUR « ORDINARITE » DANS LES TERRITOIRES DU QUOTIDIEN
La monumentalité ne suffit pourtant pas à imposer le symbole
ou le tourisme. De nombreux monuments aux morts sont déserts tout au long de
l’année, et leur fonction commémorative n’est « réactivée » que le
temps deux rituels annuels du 11 novembre et du 8 mai. La fonction des
monuments aux morts varie donc en fonction des temporalités de la
commémoration : pour la plupart, le devoir de mémoire ne s’inscrit pas dans
le paysage, et les hauts-lieux de la mémoire combattante d’un jour retombent
dans l’oubli des lieux « ordinaires » le restant de l’année.
Leur fonction esthétique ne doit donc pas seulement être
interrogée au prisme de la fonction commémorative, mais également en fonction
de l’appropriation qu’en ont les habitants. On a vu ainsi une évolution dans
l’usage des matériaux des monuments aux morts, surtout après la Seconde Guerre
mondiale : alors que chaque ville ou village de France s’est doté d’un
monument aux morts après la Grande guerre, la construction de ces hauts-lieux
de la mémoire va se poursuivre, mais prendre une importance esthétique plus
grande. La question de l’appropriation des choix esthétiques, et donc du lieu
de souvenirs, par les habitants va donc devenir un enjeu politique pour de
nombreuses communes [x].
Pour ces « lieux ordinaires », la question de leur
fonction est rythmée au gré des temps de la ritualisation de l’identité
nationale : ignorés des pratiques spatiales tout au long de l’année, voire
parfois ignorés du regard même des passants, ils sont comme
« redécouverts » lors de chaque cérémonie commémorative. Comme
« absents » du paysage quotidien, ils retrouvent leur sens et leur
usage le temps de la commémoration.
Les monuments aux morts ne relèvent donc pas seulement de la
problématique du souvenir et de la mémoire : les géographes peuvent
s’emparer de la question du « lieu » comme « condition de l’expérience humaine » [xi]. Le monument aux morts
est une image « familière », qui participe de l’imaginaire collectif
et de la construction de la conscience d’appartenance territoriale, au même
titre que l’église et la mairie : « les lieux du territoire relèvent simultanément de l’ordre des
matérialités, de l’ordre des significations et de l’ordre des symboles » [xii]. Si le
« lieu » a été l’un des premiers concepts de la géographie, il est
resté très longtemps absent des questionnements épistémologiques. Mais le lieu
questionne, depuis les « lieux ordinaires » jusqu’aux
« hauts-lieux », dans la mesure où il est producteur de
territorialités. Le monument aux morts est ainsi un « lieu
discursif », dans la mesure où il produit un territoire et une
identité : ce lieu permet dès lors, par sa mise en visibilité par le biais
de la ritualisation de la commémoration, au territoire de devenir un mythe :
« il nous semble fécond de
développer une géographie du lieu, non pas dans une perspective localiste, mais
dans l’objectif de mieux comprendre les interactions sociales à l’œuvre, à
partir de la dialectique entre acceptation et transgression des normes sociales
médiatisées par l’espace » [xiii]. La question du
« monument aux morts » comme lieu de la mémoire figée [xiv], mais d’une mémoire sans
cesse « réactive » à des fins discursives, doit ainsi questionner les
géographes, à l’instar d’Antoine Prost [xv] qui avait introduit une
typologie de ces lieux de mémoire qui couvrent le territoire national.
N’oublions pas
de questionner d’autres types de hauts-lieux de la mémoire combattante : les
« lieux de mémoire » sont aussi des lieux virtuels. On voit, par
exemple, à l’initiative du Ministère de la Défense, l’apparition d’une
politique touristique fondée sur les « chemins virtuels de la
mémoire » [xvi].
L’utilisation d’Internet permet ainsi aux « touristes » de confronter
différents lieux de mémoire, ou différentes périodes de guerre. Le projet va
même plus loin, puisqu’il insère l’espace virtuel comme « territoire de la
mémoire » : «
[i] Voir Vincent Veschambre,
Traces et mémoires
urbaines. Enjeux sociaux de la patrimonialisation et de la démolition,
Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2008.
[ii] Voir notamment Robert
Hérin (dir.), De la ville perdue à la
ville retrouvée, la ville en devenir, Caen, Presses universitaires de Caen,
2008.
[iii] Paul-Louis Rinuy,
« Corps symbolique et mémoire incarnée », La sculpture commémorative dans l’espace public au XXe
siècle, Paris, Scérén/CNDP, collection Baccalauréat/Arts plastiques, p. 9.
[iv] Gerz Jochen, Le Monument vivant de Biron,
Aix-en-Provence, Actes Sud, 1994.
[v]
A titre d’exemples, on retrouvera les comptes-rendus des cafés géo de Philippe
Pelletier, « Où
est la Mer d’Orient ? Toponymie et enjeux géopolitiques en Asie orientale »
(10 octobre 2002) et de Paul Garde, « Comment nommer les
territoires : quelques exemples balkaniques » (2 juin 2004).
[vii]Liliane Barakat, 2007, « Développement touristique et espaces festifs, le cas du centre-ville de Beyrouth (Liban) », dans Philippe Duhamel et Rémy Knafou, 2007, Mondes urbains du tourisme, Belin, collection Mappemonde, p. 78.
[viii] René Ressouches, Le tourisme de la mémoire combattante, rapport pour la Direction du Tourisme, 17 juillet 2008.
[ix] Voir par exemple les logiques d’implantation des musées picards analysés par Anne Hertzog : « Musées, espace et identité territoriale en Picardie », Mappemonde, n°66, n°2002/2, pp. 25-28. On se reportera également au n°235 de la revue Guerres mondiales et conflits contemporains : « Historial, musées et mémoriaux de la Grande Guerre », n°2009/3.
[x] Voir Mecthild Gilzmer, 2009, Mémoires de pierre. Les monuments commémoratifs en France après 1944, Autrement, 270 p.
[xi] Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), 2003, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris, p. 557. On se reportera aux quatre articles proposés dans la revue EspacesTemps.net sur le concept de lieu proposés par Augustin Berque, Nicholas J. Entrikin, Jacques Lévy, et Michel Lussault (19 mars 2003) ; et à l’article de Pascal Clerc dans le dictionnaire en ligne Hypergéo.
[xii] Voir Bernard Debarbieux, 1996, « Le lieu, fragment et symbole du territoire », Espaces et sociétés, n°82-83, p. 15.
[xiii] Vincent Banos, 2007, « Repenser le couple « territoire/lieu », pour une géographie de la « démocratie » ? », Colloque Territoires, Territorialité, Territorialisation : et après, 7-8 juin 2007, Grenoble, p. 4.
[xiv] Jacques Bouillon et Michel Petzold, 2008, Mémoire figée, mémoire vivante. Les monuments aux morts, Editions Citedis, Charenton-le-Pont, 160 p.
[xv] Antoine Prost, 1984, « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? », dans Pierre Nora, 1984, Les lieux de mémoire, tome I : « La République », Gallimard, Paris, pp. 195-225.
[xvi] Voir, à titre d’exemple, le site « Chemins de mémoire » consacrés aux lieux de mémoire dédiés aux guerres en France ; et le site « Le Mémorial virtuel du Chemin des Dames ».
[xvii] Jean-Claude Mathis, Anciens combattants, mémoire et liens avec la Nation, Rapport pour l’Assemblée nationale, Commission des Affaires culturelles, familiales et sociales, n°277, tome II, 11 octobre 2007, p. 31.