Ethelred Tressider est écrivain. Il est même 3 écrivains, puisqu'il signe des romans dans différents genres, sous trois identités différentes : des polars, des polars historiques et des romans à l'eau de rose. Bon, Ethelred le sait bien, il n'est pas l'écrivain du siècle, qu'on s'arrache dans le monde entier, qui squatte les classements des ventes et les palmarès des prix...
D'ailleurs, son compte en banque ne déborde pas, même s'il a choisi d'abandonner une confortable carrière aux Impôts pour se consacrer à l'écriture... Ses trois séries romanesques lui permettent de vivre, sans plus, mais Ethelred conserve au fond de lui l'ambition d'écrire un jour de la littérature, de la vraie, et tant pis si ça se vend encore moins que les niaiseries qu'il publie à l'heure actuelle.
C'est d'ailleurs de cela qu'il discute avec son agent littéraire, Elsie, lorsqu'on vient frapper à la porte de la maison qu'il habite quelque part dans le West Sussex. A la porte, la police. Elle vient le prévenir de la disparition de son épouse, pardon, de son ex-épouse, Geraldine. Voilà des années qu'ils sont divorcés, mais des indices ont été découvert pas très loin du lieu de résidence d'Ethelred. D'où cette visite impromptue.
La question est simple : pense-t-il que Geraldine pourrait s'être suicidée ? On a retrouvé une curieuse lettre de suicide dans une voiture garée en bord de mer. Une Fiat rouge, de location, louée peu de temps avant la disparition de la femme, à en juger par le faible nombre inscrit au compteur kilométrique. Ensuite, plus de trace, on s'inquiète du sort de Geraldine...
Enfin, on s'inquiète, sauf Ethelred que la nouvelle n'a pas l'air d'émouvoir plus que cela. Bien sûr, il a aimé cette femme, mais elle l'a largué sans ménagement pour celui qu'il considérait comme son meilleur ami, le bellâtre Rupert... Ethelred rentre juste d'un séjour de plusieurs semaines en France, au bord de la Loire et cette disparition ne le passionne pas.
Elsie, en revanche, est sur des charbons ardents. Elle imagine déjà son romancier fétiche, auteur de polars reconnu, à défaut d'être connu, enquêtant sur la disparition de son ex-épouse, découvrant le fin mot de l'histoire et en tirant un imparable best-seller (sur lequel elle touchera 12,5% de commission, ce qui est tout, sauf négligeable !)... Elle commence d'ailleurs déjà à échafauder des hypothèses...
C'est bien mal connaître Ethelred, qui écrit des polars, c'est vrai, mais sépare hermétiquement la fiction de sa vie réelle et surtout, sait qu'aucun détective amateur n'a jamais résolu aucune affaire criminelle, n'en déplaise à ses illustres confrères qui ont mis en scène ce genre de personnages à longueur de livres.
Alors, pendant que le romancier poursuit sa vie (presque) normalement, Elsie décide de mener son enquête et d'amener Ethelred à se bouger pour comprendre ce qui est arrivé à Geraldine... En fait, tous les acteurs de cette affaire semblent converger vers le domicile d'Ethelred... On vient le voir, on lui en apprend de belles, on lui fournit des pistes à creuser, mais rien n'y fait, il est inébranlable...
Et, petit à petit, une véritable affaire criminelle se dessine, avec sa victime, ses suspects, ses mobiles, ses fausses pistes, aussi. Petit à petit, Elsie se prend au jeu et se démène pour comprendre, tandis que Ethelred fait le strict minimum, juste ce qu'il a à faire, et continue à dire à son agent littéraire que ce n'est pas parce qu'on est auteur de polar qu'on est, dans la vie réelle, un enquêteur de talent...
Alors, qui aura raison de l'autre ? Le romancier ou l'agent ?
J'en dis peu sur l'histoire, vous allez comprendre pourquoi. D'abord, arrêtons-nous un moment sur cet improbable duo. Ethlered, c'est l'anti-Castle, pour ceux qui connaissent cette série télé américaine dans laquelle un romancier, auteur de thrillers, devient consultant pour la police, et tire des enquêtes auxquelles il participe, les sujets de ses romans.
Ethelred, c'est donc tout le contraire. Son flic, Fairfax, est un vieux flic cynique, désabusé, alcoolique et placardisé... Rien à voir avec les flics charismatiques de série ou les héros des classiques du polar britannique. Et, d'une certaine façon, les deux hommes se ressemblent, dans leur côté transparent, peu en vue, sans ambition...
Terne. Voilà le mot qui pourrait caractériser aussi bien Fairfax que son créateur. A une différence près : Fairfax n'existe que sur papier, alors que Ethelred Tressider est un personnage de chair et d'os et que sa "ternitude" n'a rien de romanesque. Et, au-delà de cet aspect général, c'est un garçon blasé, qui regarde avec une certaine hauteur les techniques (ficelles) de son art... On va y revenir...
Face à lui, Elsie, tout feu, tout flamme. Carburant au chocolat à haute dose et sous toutes les formes, elle semble avoir une énergie inépuisable. Elle se trouve soudain une vocation d'apprentie détective amateur qui la ravit et la sort de son quotidien. Enfin, de l'aventure, du risque, des déductions pour de vrai, et non plus sur papier !
Alors qu'on se demande si Ethelred ne voudrait pas devenir un personnage de roman pour fuir sa morne réalité, c'est tout l'inverse d'Elsie qui rêve de devenir une héroïne dans la vie réelle. L'alliance des deux est détonante, parce que tous les oppose, à commencer par leur rapport à l'affaire dont Geraldine est le centre. On comprend alors mieux le titre en VO : "the herring seller's apprentice" (que je traduirais sobrement par "l'apprenti du vendeur de fausses pistes", mais cette traduction littérale édulcore les jeux de mots qu'il contient...).
Elsie décide tellement de s'impliquer dans l'histoire que, d'un seul coup, sans qu'on s'y attende, et alors qu'elle confesse elle-même détester les livres dans lesquels interviennent plusieurs narrateurs, elle confisque le fil du récit, alternant alors avec Ethlered, leurs deux narrations se recoupant alors jusqu'à la fin.
Et cela nous amène au jeu narratif de ce roman, qui est le côté le plus ludique et intéressant, l'intrigue, elle, ne servant qu'à illustrer le propos. En effet, avec cet "étrange suicide, etc.", L.C. Tyler s'amuse à nous montrer l'envers du décor d'un auteur de polar à l'anglaise. Chaque chapitre à pour thématique une des ficelles classiques de ce genre, détournée, tournée en dérision (gentiment, attention) et construisant un polar qui prend des chemins de traverse... ou pas.
Tous les trucs du métier sont là, telles les faces du rubik's cube (vous vous demandez ce que ça vient faire là ? Lisez le livre !) qu'il faut ensuite, après les avoir fait tourner dans tous les sens, remettre en ordre. Là, le désordre est total et l'auteur distille des fausses pistes à l'envi, avec un côté facétieux qui me ravit.
Tous les classiques y passent, chaque auteur, de Conan Doyle à Agatha Christie, en passant par la vénérable P.D. James, Ellis Peters ou Dorothy L. Sayers. Même les séries télé comme l'inspecteur Morse, Barnaby ou Frost passent à la moulinette. Et c'est réjouissant. Le décryptage du genre est parfait et le réagencement est plutôt réussi, même si l'intrigue n'a en soit, rien de révolutionnaire.
Mais, le jeu de miroirs entre l'auteur, le vrai, et l'auteur, la créature romanesque, est remarquable et très amusant. On se demande où vont nous emmener les personnages, car on ne sait pas vraiment qui tient les rênes de l'histoire. Et surtout, si on sent bien que nous, pauvres lecteurs innocents, sommes allègrement manipulés. Mais par qui ?
Enfin, si, je le redis, l'intrigue ne brille pas par une originalité flamboyante, la fin de cette histoire est, elle, très surprenante, je n'en dis pas plus. Et elle est intéressante à plus d'un titre, cette fin. D'abord, parce qu'elle remet en cause l'un des principes énoncés par Ethelred et que j'ai choisi comme titre de ce billet : la fiction doit être crédible...
Vous sentez l'ironie palpable, dans cette phrase ? Car, évidemment, il suffit de lire un polar d'Agatha Christie, par exemple, et je dis ça sans remettre en cause l'admiration que j'ai pour elle, pour se rendre compte que jamais de telles histoires ne se produirait de cette façon en réalité. Dans "Etrange suicide...", c'est exactement pareil. Ce qui ne serait pas crédible, ce serait le grain de sel que mettrais Ethelred. Qu'ensuite, il se produise tout un tas d'événements et de coïncidences incroyables tout au long du livre, peu importe, Ethelred nous l'a dit : la vraie vie n'est de toute manière par crédible...
Autre aspect mis en évidence par la fin du roman de L.C. Tyler : non, dans la vraie vie, une enquête ne se termine pas dans une pièce dans laquelle sont réunis tous les suspects et par un laïus de l'enquêteur éliminant les fausses pistes avant de dévoiler l'identité du coupable. Ici, la fin est bien différente dans la forme, comme dans le fond, puisque cela se termine sur un ultime rebondissement qui laisse le lecteur sur une frustrante, mais au combien efficace, interrogation...
Surtout, ne vous jetez pas sur ce roman en vous attendant à un polar classique ou à une série de gags désopilants, vous seriez forcément déçu. Non, c'est une parodie tout en finesse et légèreté que nous offre L.C. Tyler, en égratignant un pan de patrimoine national. Et, au final, on se dit que les schémas sont faits pour être démantibulés, tordus dans tous les sens et maltraités pour en extraire une substantifique moelle qui sorte un tant soit peu des sentiers battus et rebattus.
Si j'osais, et pour rester dans l'esprit instauré par Tyler, je vous dirait bien que ce roman est à dégusté avec, à portée de main, une tasse de thé et quelques scones, mais je tomberais alors dans un cliché facile, ceux que traque et dénonce Ethelred et dont s'amuse avec une douce férocité son créateur.
Un bon moment de lecture en ces journées tristounettes, grises, froides et pluvieuses. Et, déjà, la curiosité et l'envie de découvrir de nouvelles facéties de L.C. Tyler m'étreint. Ca doit pouvoir se faire, puisque Sonatine a publié cette année un autre roman de ce romancier, au titre toujours aussi alambiqué : "Homicides multiples dans un hôtel miteux des bords de Loire"... Prometteur, non ?