Écrire :
une demande d’amour ? (Avec Hervé Guibert et Frédéric Berthet.)
« (Un livre est une demande d’amour. On est un peu devant le lecteur comme
le bouffon qui doit commettre face au roi la péripétie la plus saugrenue pour
ne pas avoir la tête tranchée.)
"Quand écrivez-vous ?
– Pas tout le temps.
– Alors vous n’êtes pas écrivain ?
– Je suis écrivain comme l’animal venimeux pique de temps à autre, quand on le
provoque, quand on lui marche dessus, quand on l’attire. Le venin peut être un
suc amoureux." »
Hervé Guibert, Le mausolée des amants,
« Journal 1976-1991 », Paris, Gallimard, collection Folio, 2003, p.
199.
« J’ai longtemps désiré qu’on m’aime pour ce que j’étais – et cela m’a
retenu de faire beaucoup de choses (c’est-à-dire de leur donner des raisons de
m’aimer) (ou alors, des raisons mineures, disons secondaires, celles qu’on
découvre en général après plusieurs années, ou au contraire qui nous font
trouver simplement charmant ou agréable, mais qui auraient dû déclencher par
elles-mêmes la plus vive passion).
Quand je rencontrai Johana, un soir d’automne en ville, je crois que j’étais
sur le point de commencer un roman, et je changeai d’idée. Je dis « je
crois » pour m’éviter le ridicule de ceux qui prétendent par exemple que
le monde a été créé un 1er janvier.
Je rappelle cela, puisque à cette époque, et pendant ces années, et peut-être
encore maintenant, écrire un roman signifiait aimez-moi avant qu’il ne soit
trop tard : avant que je ne vous suspecte de m’aimer (ce qui arrivera
fatalement) pour des raisons inavouables – pour les mêmes raisons basses en
somme qui vous retiennent aujourd’hui de m’aimer.
Écrire,
j’ai longtemps joué de cette promesse ou de cette menace : je me suis
toujours arrangé pour être soupçonné de pouvoir le faire. Le livre va bientôt
paraître : j’aimerais que cet état de choses continue pourtant, que cette
promesse dure ou que cette menace subsiste, que je sois éternellement soupçonné
d’être sur le point d’écrire un roman – comme si l’exercice de la littérature
demandait cet amateurisme continu, cet espoir maintenu de voir une personne
aimée devenir un véritable écrivain, comme la crainte de le sentir prêt à se
détacher insensiblement de ce monde – de se voir volé de sa mort. »
Frédéric Berthet, Journal de Trêve,
Paris, Gallimard, collection L’Infini, 2006, p. 90-91.
[Choix de Matthieu Gosztola]