Notre destin chinois
Publié Par Guy Sorman, le 11 novembre 2013 dans AsieLa Chine peut-elle devenir une économie normale avec un régime politique durablement anormal ? Heureux celui qui saurait répondre à cette question.
Par Guy Sorman.
L’économie européenne est comme prise en étau entre deux géants, les Etats-Unis et la Chine : le dynamisme de l’un et de l’autre détermine en partie celui de l’Europe. Ainsi, les choix intérieurs des dirigeants économiques publics et des entrepreneurs privés américains et chinois deviennent-ils aussi des choix intérieurs européens sur lesquels les Européens – en raison de leur désorganisation même- exercent peu d’influence. Ainsi la banque fédérale américaine en imposant la surabondance du dollar a peut-être, extrait l’économie mondiale de la récession après le choc de 2008, ou peut-être pas car en science économique, les expériences ne sont pas reproductibles : on ignore donc ce qu’aurait généré une politique différente.Cette semaine, à partir du 9 novembre, c’est au tour de la Chine d’amorcer un virage qui pourrait s’avérer spectaculaire même s’il est annoncé avec circonspection et exigera d’être décodé par les sinologues, à la sortie de ce qui s’appelle le Troisième Plenum du Dix huitième Congrès ! L’enjeu est le suivant : la moitié des Chinois, soit sept cent millions de personnes restent des paysans arrimés à leur terre par une sorte de servage qui, en pratique, rend l’exode rural difficile , aventureux. Les exploitations peuvent difficilement être vendues et il est interdit aux paysans de contracter un crédit hypothécaire.
Ceux qui partent travailler en ville et sur les grands chantiers de construction, restent légalement des sujets de leur village d’origine et ils n’ont pas accès aux services publics (logements sociaux, écoles, dispensaires) urbains réservés aux citoyens urbains, natifs des villes. Le passage légal du statut rural au statut urbain est complexe (le mariage ne suffit pas, un diplôme aide) ce qui garantit pour l’industrie chinoise une main d’œuvre à bon marché de paysans exploités. Par suite, les entreprises chinoises exportant à bas prix vers le reste du monde et la consommation intérieure reste anémique puisque la moitié de la population est trop pauvre pour acquérir quoi que ce soit.
Les institutions de solidarité collective de santé et de retraite étant par ailleurs embryonnaires, l’épargne des ménages est élevée non parce que les Chinois ont l’épargne dans le sang mais parce qu’ils ne disposent d’aucun autre moyen pour se protéger contre les aléas de l’existence . Enfin, la monnaie chinoise n’étant pas convertible, cette épargne s’ »investit massivement dans l’immobilier dont les prix sont déconnectés de toute valeur réelle. Eh bien, c’est cet édifice économique baroque qui fait la fortune de certains chinois bien placés dans le circuit , qui inondent le marché mondial de produits bon marché ( dont bénéficient les consommateurs occidentaux ) qui est aujourd’hui discuté par ce Plenum, conclave aussi secret qu’un conclave au Vatican. Ce Plenum devrait, à terme, par étapes, normaliser la Chine, conférer à tous les Chinois une citoyenneté unique, la liberté de circuler et de s’installer là où ils l’entendent. La Chine deviendrait alors une authentique économie de marché et cesser d’être ce qu’elle est actuellement, un capitalisme d’Etat. Les conséquences pour la Chine et pour le reste du monde seraient considérables et à mon sens, tout à fait bénéfiques. La consommation intérieure chinoise augmenterait considérablement, les exportations à bas prix ralentiraient : pour les occidentaux, le marché chinois offrirait alors des débouchés gigantesques dans tous les domaines et pas seulement pour les fournisseur d’équipements lourds et les grandes infrastructures. La balance des échanges entre l’occident et la Chine devrait par conséquent s’équilibrer, ce qui – valeur ajoutée – contraindrait les Etats-Unis à réduire leurs émissions de Dollars acquis aujourd’hui par le Trésor chinois.
Les dirigeants chinois prendront-ils ce virage aussi significatif que l’abandon du collectivisme par Deng Xiaoping en 1978 ? Probablement oui, au terme de luttes intestines dont nous ne saurons rien avant longtemps et par dessus tout parce que ces dirigeants n’ont pas le choix. La coexistence de deux catégories de citoyens dans une même nation, menace la pérennité du pouvoir; l’investissement massif dans l’immobilier peut à tout moment dégénérer en une bulle spéculative qui ruinerait la nouvelle classe moyenne; la poursuite de la croissance chinoise exige un exode rural intensifié , au plus loin de lopins de terre improductifs vers des métiers modernes et plus rentables; le reste du monde ne pourra indéfiniment absorber des produits chinois à bon marché et peu créatifs.
Si l’on s’en tient à ces trente dernières années, les dirigeants chinois sont économiquement rationnels et disposés à tous les reniements idéologiques à la condition de conserver pour le seul Parti communiste, toute autorité politique, sans partage. La Chine qui vient devrait donc devenir une économie plus normale dans un régime politique durablement anormal. Combien de temps persistera la coexistence des deux ? Un jour ou un siècle, nul ne saurait ni ne devrait le prédire.
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