Jouant des mots et des silences
je te recrée, te réinvente
au gré du désir qui me hante
l’amour est un jeu de patience
Dans l’appartement vide, tout est resté pareil. Comme au premier jour. Le jour où elle s’était installée ici, dans ce petit 3 ½, à quelques pas du centre-ville.
Bon, il y a bien le saule dans la cour qui, depuis le temps, a sans doute grandi de quelques centimètres et dans la chambre, où figuraient hier encore une dizaine de photos, autant de rectangles délavés laissent désormais apparaître la grisaille des murs d’origine. Mais par la fenêtre mal isolée, le vent n’a pas cessé de s’immiscer et en fermant les yeux, il lui semble même, ce soir, l’entendre siffler.
Elle vient d’empiler à la hâte les dernières boîtes dans sa bagnole. Il ne lui reste plus qu’à laisser la clé sur le comptoir de la cuisine, à verrouiller la porte et à s’en aller. D’ailleurs, à l’heure qu’il est, elle devrait déjà être en route vers ce petit village de la Côte où elle s’apprête à s’installer. Mais elle s’attarde. Quelque chose ici la retient. Un objet oublié ? Elle a pourtant passé les derniers jours à nettoyer l’appartement et a fouillé armoires et placards dix fois plutôt qu’une. Pourtant l’impression persiste. Peut-être est-ce le vent et cette pluie soudaine qui vient frapper à la fenêtre comme pour saluer son départ.
Immobile au milieu de la chambre, elle n’arrive pas à se décider. Tourner le dos à ces années, fermer la porte, s’en aller. C’est pourtant si simple. Mais la fatigue a raison d’elle et bientôt étourdie elle vacille, elle chancelle et le dos appuyé contre le mur se laisse lourdement glisser jusqu’au sol, allonge les jambes, prend un grand respire. Quelques minutes, se dit-elle, juste quelques minutes de repos devraient suffire.
Dehors, derrière la fenêtre toute nue, le jour s’éteint, la rue s’anime, la rue s’éclaire. C’est samedi soir, on veille en ville et sous la pluie les gens se pressent. Et dans la chambre, ombres projetées sur les murs, ombres agitées et fébriles, solitaires ou en couples, défilent les silhouettes des passants.
Dehors, derrière la fenêtre toute nue, tout près, trop près, les bruits de la rue. Talons aiguille sur le trottoir, talons aiguille qui claquent. Juste assez fort pour la sortir de sa torpeur. Égarée quelque part entre le sommeil et l’éveil, la voilà qui ouvre les yeux et dans ces ombres sur les murs croit voir surgir de son passé le souvenir de visiteurs, de bras tendus, de corps à corps. Du temps jadis où ses amants allaient, venaient comme le vent…
Tous pareils, se dit-elle cette fois bien réveillée, ils étaient tous pareils. Dans leur manière de frapper à ma porte, de passer sans s’attarder, de disparaître bien avant l’aube. Les mêmes gestes, les mêmes mots. Jamais d’amour mais de désir. Les mêmes mots, les mêmes silences. Faits de ruptures et d’abandons. Chaque fois niés et déniés.Mais n’était-ce pas là le prix à payer pour avoir toujours refusé de nourrir cet espace fait de l’autre que l’on attend ?
Autant sourire, se dit-elle, sourire au souvenir de ces quelques pas de danse esquissés toute seule dans le noir de la chambre toutes ces nuits où on n’attend personne. Autant sourire au souvenir de cet air vieillot et de ces quelques mots qu’elle chantonnait alors, au temps des amours sans attaches. Ces quelques mots à l’amant qu’elle n’a jamais osé dire.
Entre tes mots et tes silences,
j’ondule en une vague danse
marée montante sur page blanche
Aux premiers mouvements de mes hanches
troque tes mots pour tes silences
et viens plus près la mort me hante
l’amour sans cesse me réinvente
l’amour sans cesse me réinvente