SYRIE - « Ce sont les rebelles qui ont utilisé le gaz sarin ! »
Publié le 05 novembre 2013 par Pierrepiccinin
Syrie - « Ce sont les rebelles qui ont utilisé le gaz sarin ! »
(Le Soir magazine, 18 septembre 2013) - Texte intégral
Pierre Piccinin da Prata à sa descente de l'avion, à Rome (Italie), quelques heures après sa libération
Dans un entretien exclusif accordé à notre journaliste pour Le Soir magazine, le politologue belge otage en Syrie, Pierre Piccinin da Prata, donne tous les détails de sa captivité.
Revenu de Syrie après cinq mois
d’enfer, de privations et d’isolement, Pierre Piccinin da Prata persiste et signe : « Ce sont des rebelles qui ont fait usage du gaz sarin, une tentative
de manipuler la communauté internationale qu’ils espéraient pousser à intervenir dans le conflit syrien ! »
Le politologue avait promis de livrer
le récit de son calvaire et, surtout, le contenu de la conversation entendue par hasard pendant sa captivité. Il a choisi, en exclusivité, de rencontrer Le Soir magazine.
« Les rebelles nous ont trahis et vendus. Nous avions de la valeur uniquement vivants, car nous étions échangeables. Mais ils nous ont traités comme des animaux
! »
Pierre Piccinin da Prata en profite
également pour réfuter les accusations de ses nombreux détracteurs, qui l’accusent d’être un « touriste de la guerre », sans recul, ni objectivité.
Le récit saisissant d’un franc-tireur,
qui n’hésite pas à se mettre en danger pour informer, au-delà de la polémique...
propos recueillis par Emmanuelle PRAET
[photo : avec les miliciens de l'Armée syrienne libre à Maraat an-Nouman (janvier 2013)]
« Le régime syrien n’avait rien à y
gagner ! »
« On a compris que les rebelles avaient utilisé du gaz ! »
Pierre Piccinin persiste et
signe. Pour lui, les rebelles savaient comment faire réagir la communauté internationale.
Quatre jours après sa libération, le politologue belge Pierre Piccinin da Prata,
malgré la controverse qu’il génère dans « les milieux autorisés », a accepté de nous parler de son enlèvement, de sa captivité, et surtout de revenir sur cette fameuse conversation
entendue alors qu’il était enfermé. Une conversation qui laisserait penser que ce sont les rebelles qui ont utilisé le gaz chimique dans la banlieue de Damas, le 21 août 2013, et non Bashar
al-Assad.
Des propos confirmés par l’otage italien, le journaliste de La Stampa, Domenico Quirico, détenu en même temps que Pierre Piccinin da Prata. « Oui, je vous confirme avoir
entendu la même conversation. Je ne comprends pas, et je suis très triste d’entendre que l’on traite Pierre de menteur ! », s’insurge l’otage italien (voir son interview
ci-dessous).
« J’expliquerai le contenu de cette
conversation au média de mon choix », avait annoncé Pierre Piccinin da Prata, quelques heures après sa libération. Son choix est fait. Ce sera Le soir magazine !
Une porte entrouverte
Avant de nous parler de son enlèvement et de sa captivité, Pierre Piccinin da Prata
veut aller droit au but et faire taire toute polémique sur la conversation entendue alors que les deux otages étaient détenus.
Que s’est-il passé ? Où étiez-vous ? « Nous venions d’être déplacés une nouvelle fois. En cinq mois, nous avons été déplacés une dizaine de fois. Nous pensions qu’on nous conduisait à la frontière
turque, au poste de Bab al-Hawa. Mais nous nous sommes arrêtés après avoir parcouru une centaine de mètres seulement, devant un grand bâtiment, à l’intérieur de la ville. Il s’agissait d’une
caserne de l’Armée syrienne libre et/ou du groupe al-Farouk. C’était leur centre de commandement. »
Une fois à l’intérieur, qu’avez-vous fait ? « Nous avons été confiés à la garde d’un général de l’Armée libre. Un homme grand, robuste, cheveux et barbe roux. Il ne parlait pas très bien l’anglais. Nous avons
été installés dans une toute petite pièce aux fenêtres opaques. Il y faisait très chaud. Les geôliers, très souvent les quatre mêmes hommes, étaient avec nous dans cette pièce. Les fenêtres
étaient fermées. Il faisait chaud ; c’était intenable. Aussi, la porte restait grande ouverte. »
Comment avez-vous pu entendre cette conversation ? « En face de notre chambre, il y avait un grand bureau, avec des ordinateurs. La porte de ce bureau était fermée, mais nous avons entendu le générique caractéristique
d’une connexion Skype. »
C’était la première fois ? « Nous
avions déjà assisté, dans d’autres endroits, à des communications via Skype, très utilisé comme moyen de communication par les djihadistes. »
Et puis, que s’est-il passé ? « À
un certain moment, la porte du bureau s’est ouverte. Quelqu’un a dû entrer ou sortir, je ne sais plus. Mais la porte est restée entrouverte. Nous avons entendu une conversation en anglais. Deux
des intervenants ne le parlaient pas bien, mais la troisième personne, parfaitement. »
Savez-vous qui étaient les hommes qui s’entretenaient ? « Deux d’entre eux, oui. Nous avons reconnu la voix du général de l’Armée libre, le grand roux, à qui nous avions été confiés et à qui nous avions parlé quelques
heures plus tôt. »
Qui était le second ? « Un
officier d’al-Farouk, le groupe qui nous détenait. Un type plus frêle. Nous l’avons reconnu car il avait une voix très particulière. Une voix aigrelette. »
Et le troisième ? « Nous ne savons
pas de qui il s’agissait. Mais il parlait anglais avec un accent que je qualifierais de parfaitement oxfordien. Il me faisait penser à l’accent d’un de mes collègues britanniques, lorsque
j’enseignais à l’École européenne, sorti d’Oxford. »
Saviez-vous qui était cet homme ? « Non, nous n’avons pas vu son visage. Nous avons seulement entendu sa voix. »
La conversation a eu lieu en anglais, pas en arabe ? « En anglais, oui ! Et, souvent, les deux autres protagonistes lui demandaient de répéter ce qu’il disait. »
Peut-on en déduire que le troisième homme ne parlait pas l’arabe ?
« Je pense que la conversation eût été plus aisée en arabe et j’en déduis donc que ‘l’Oxfordien’ ne parlait pas cette langue. »
Témoignage de Pierre Piccinin da Prata
Commission d'enquête de l'ONU sur les crimes de guerre en Syrie
(Genève, 18 septembre 2013)
Le contenu de la
conversation
Ainsi, qu’avez-vous entendu ? « Lorsque la porte s’est ouverte et que nous avons pu entendre mieux ce qui se disait, les trois intervenants parlaient de la situation du Liban. Ensuite, ils ont
parlé de l’Égypte et de la Tunisie, du président Marzouki, des soldats tués par les Salafistes. Et puis, ils ont parlé de l’emploi du gaz à al-Ghouta. Nous connaissions cette banlieue, car nous
devions nous y rendre, Domenico et moi. »
Étiez-vous au courant qu’il y avait eu une attaque au gaz ? « Non, nous ne savions rien. Mais, quand nous avons entendu le nom de la ville, comme nous la connaissions, nous avons écouté plus attentivement. »
Quels sont les propos qui ont été prononcés ? « Le général, le grand roux, s’est fâché : il était très nerveux. Il a crié que ‘il n’avait pas été prévu de tuer des centaines de personnes’. L’officier
d’al-Farouq a renchérit : il avait été convenu de limiter l’opération à ‘une cinquantaine de victimes au plus’, a-t-il ajouté. ‘L’Oxfordien’ a répliqué que ‘c’était nécessaire, car ça allait
changer beaucoup de chose pour la révolution’. Le général de l’Armée libre s’est emporté. ‘L’Oxfordien’ a répondu que ‘lorsqu’ils avaient utilisé le gaz, ils avaient perdu le contrôle de la
situation’. »
Et qu’avez-vous fait en entendant cela ? « Domenico et moi, nous nous sommes regardés. Nous avons compris que les rebelles avaient utilisé du gaz. Mais nous ne savions pas que c’était du gaz sarin, cela n’a
pas été dit dans la conversation. Nous ne l’avons appris que plus tard, et nous avons immédiatement pensé à l’attentat proféré par cette secte japonaise, en nous souvenant des morts, dans le
métro de Tokyo, en 1995. »
Comment avez-vous réagi ? « Nous
devenions fous. Nous nous rendions compte que nous avions entendu quelque chose de très important. On avait une info, mais on ne pouvait pas la délivrer, même si, effectivement, nous n’avions pas
de preuve à produire, sinon notre bonne foi, et que nous ne savions pas qui était la troisième personne, ‘l’Oxfordien’. Mais, selon moi, le contexte était très clair et les propos entendus, sans
appel. Nous savions que l’utilisation du gaz était la ligne rouge à ne pas dépasser et qu’il y avait un risque d’une intervention internationale. Nous nous sommes interrogés sur la stratégie....
Le régime syrien n’avait militairement rien à gagner en utilisant le gaz sur cette agglomération, un bled, dans la campagne de Damas. Ce n’est pas un point stratégique. En revanche, l’attaque
avait des conséquences très négatives pour le gouvernement syrien : elle donnait aux ennemis du régime toutes les raisons pour motiver une intervention internationale. Les rebelles le
savaient. »
* * *
[photo : avec Domenico Quirico, à Alep (août 2012) - ©
Eduardo Ramos Chalen]
« Oui, j’ai entendu la même
conversation! Pierre n’est pas un menteur ! » (Domenico Quirico)
Depuis son retour en Belgique, les commentaires vont bon train sur la fiabilité des
révélations faites par Pierre Piccinin da Prata. Puisque l’otage belge a été détenu durant cinq mois avec le reporter italien Domenico Quirico, nous avons décidé de prendre contact avec ce
dernier, afin qu’il nous confirme ou non la teneur de cette conversation dont on peut déduire que ce sont les rebelles qui ont utilisé le gaz et non l’armée de Bashar al-Assad.
Nous lui avons donc répété les propos de Pierre Piccinin da Prata, lors de notre
interview.
Domenico Quirico n’a pas hésité une seule seconde à les confirmer :
« Oui, j’ai bien entendu cette conversation. Oui, j’ai entendu les mêmes phrases. Oui, les personnes ont parlé de plus de morts que prévu, d’une
situation qui leur a échappé. Oui, nous avons pensé que ce n’était pas Bashar al-Assad qui avait utilisé le gaz mais bien les rebelles », affirme haut et fort le journaliste italien, un
grand reporter reconnu internationalement. « La seule nuance que j’apporte, et c’est lié à mon métier, c’est que, pour moi, je n’ai pas de preuve
réelle. C’est une conversation, mais je ne sais pas qui sont les personnes qui parlent. Oui, nous avons reconnu des voix. Celle du général… Mais, vous savez, ils se disent tous général. Et celle
de l’officier d’al-Farouk... Ils ne parlaient pas bien l’anglais, alors que, le troisième, parfaitement bien. Mais je dis que je n’ai pas le contexte précis de cette conversation, que j’ai
entendue, et que, par conséquent, je ne peux pas en tirer de conclusion... »
« Pierre Piccinin est plus qu’un ami, c’est un frère ! » (Domenico Quirico)
« Pierre et moi avons vécu
l’enfer ! Pendant cinq mois ! Sans sa présence, sans nos conversations, je me serais peut-être suicidé ou je serais devenu fou. Je n’ai jamais rencontré autant de gens sans pitié. Nous
étions considérés comme des animaux. Je suis en vie grâce à Pierre ! C’est mon ami ! Non, c’est même plus ! C’est mon frère ! », clame Domenico Quirico.
« Alors quand j’entends qu’on le
déconsidère et qu’on le traite de menteur, ça me fait mal ! C’est tout simplement honteux ! Pour moi, même s’il n’a pas sa carte de journaliste, il est journaliste ! Un
journaliste, c’est quoi ? C’est quelqu’un qui va sur place, dans un endroit où il se passe des choses graves ou moins graves. Qui écoute, qui pose des questions, et qui écrit. Alors oui,
Pierre est journaliste ! Et tous les journalistes devraient travailler comme lui. Hélas ! C’est de moins en moins le cas ! Et ce n’est pas un journaliste belge qui boit son verre à
la Grand-Place qui peut le juger ! »
* * *
[photo : avec le colonel Ahmed Jabbal al-Okaïdi, Commandant en chef de l'ASL à Alep (août 2012)
- © Eduardo Ramos Chalen]
« Si je comprends bien, ce
serait la carte (de journaliste) qui ferait la crédibilité ? C’est un peu ridicule, tout ça… » (Pierre Piccinin da
Prata)
« Concernant la polémique qui
s’éternise et rebondit une fois encore à propos de mon activité de terrain et de sa légitimité, j’ai peu à dire : c’est assez inexplicable. », s’indigne Pierre Piccinin da Prata,
visiblement agacé. « En effet, la critique récurrente concernant mon travail d’investigation et d’analyse, c’est que ‘Piccinin n’est pas
journaliste’ ; ‘dès lors, qu’est-il allé faire en Syrie ?’. On m’oppose aussi les insultes de l’écrivain Jonathan Littell, qui m’avait qualifié de ‘crétin belge’. »
« Littell est-il journaliste ?
Non. C’est un… romancier. », poursuit le politologue et historien.
Pierre Piccinin da Prata remet les pendules à l'heure dans l'émission Controverse (RTL-TVI, 15 septembre 2013)
« Mais, donc, si je comprends bien, ce
serait la carte (de journaliste) qui ferait la crédibilité ? C’est un peu ridicule, tout ça. Et, pourtant, je note que mon ami Domenico, qui
n’écrit rien de plus ni de moins que moi, est reçu avec le plus grand respect par ses pairs, alors que, en Belgique et en France, certains n’ont qu’un seul but, me glisser une peau de banane sous
le pied ; et de manière parfois odieuse. Je fais allusion au reportage fangeux du 13h00 de la RTBF, passé le jour même où j’étais libéré. »
[photo : avec une katiba islamiste à Alep (novembre 2012) - ©
Benoit De Freine]
« C’est quoi, ‘être journaliste’ ? Quant à moi, je suis historien, politologue, exercé à la critique
manifestement plus que bon nombre de ‘journalistes’ dont j’ai pu lire les approximations. Je rappellerai, par exemple, que, le 15 juillet 2011, j’étais l’envoyé spécial en Syrie (et donc
‘journaliste’ ou pas ?) du mensuel français Afrique – Asie. À Hama, j’ai couvert la grande
manifestation anti-Bashar annoncée : 4.000 personnes ; tous les journalistes européens ont publié le bobard lancé par l’AFP, selon laquelle 500.000 personnes avaient défilé ce jour-là.
La ville de Hama compte moins de 380.000 habitants ! Mes amis reporters -je n’ai pas que des ennemis dans les rédactions- me disent que c’est peut-être pour cela que certains veulent me
discréditer, parce que, sur le dossier syrien, j’étais, moi, là où ils auraient dû être ; ça en énerve plus d’un… », conclut Pierre Piccinin da Prata, le sourire en coin.
« Bref, j’ai consacré un long chapitre,
dans mon second bouquin sur la Syrie et le Printemps arabe, à cette problématique structurelle des médias ; et ce n’était pas la première fois que j’en dénonçais la faillite. Je suppose
qu’on me le fait payer. »
« Mais, en fin de compte, il faut
laisser aboyer les chiens et faire passer sa caravane… »
* * *
« Les rebelles nous ont trahis et vendus ! Nous avons vécu cinq mois d’enfer ! »
Privations, cancrelats, coups,
isolement… Pierre Piccinin da Prata revient de loin
Cinq mois. Cinq longs mois de prise d’otages. Pierre Piccinin da Prata, 40 ans, et
Domenico Quirico, grand reporter italien, âgé de 62 ans, qui lui avait demandé de pouvoir l’accompagner, n’ont pas oublié une seule minute de leur séjour dans ce qu’ils qualifient de « pays
du Mal ». « Nous avions tous les deux un carnet de notes dans lequel nous indiquions tous les jours non seulement la date, pour garder la notion
du temps, mais aussi le résumé de notre calvaire. Hélas! Les carnets nous ont été pris par les rebelles au moment de notre libération », nous explique Pierre Piccinin da Prata.
Impossible de résumer sa détention et son calvaire en quelques minutes.
« Nous sommes entrés en Syrie grâce à
mes contacts dans l’Armée syrienne libre (les rebelles anti-Bashar al-Assad). Nous avons été trahis par ceux que nous soutenions ! »
Pierre Piccinin da Prata et le journaliste italien voulaient se rendre à Damas. « Mais la route était barrée pour plusieurs jours. Nous avons donc
accepté de nous rendre dans la ville d’al-Qousseyr (proche de la frontière libanaise). La ville était assiégée par le Hezbollah (allié du régime
de Bashar al-Assad). L’envoi de milliers d’hommes en Syrie par le Hezbollah libanais, c’était une chose nouvelle. Nous sommes partis avec un convoi de
ravitaillement, qui transportait des vivres et de l’eau potable. Après un long voyage, tous feux éteints – il y avait même du scotch noir sur les
lumières du tableau de bord, pour ne pas être repérés par les hélicoptères de combat ! –, dans le désert, nous sommes arrivés à al-Qousseyr vers
03h00 du matin. Dès qu’il a fait jour, nous avons été pris en charge par le bureau de presse de l’Armée libre, qui nous a fait visiter la ville ; ils le font avec chaque journaliste
étranger. La ville avait été bombardée. Peu avant 20h00, nous avons décidé de repartir pour Damas, pour ne pas être enfermés par le siège. Accompagnés d’une escorte de deux hommes de l’Armée
libre, nous sommes repartis en voiture. Cinq minutes plus tard, alors que nous roulions dans l’obscurité, des phares se sont allumés devant nous. Un pick-up s’est arrêté. Des hommes masqués sont
descendus. Ils nous ont extirpés de la voiture et jetés dans leur véhicule. Ils hurlaient : ‘Police Bashar ! Police Bashar !’. Nous avons vu que les deux hommes qui nous
escortaient les ont aidés à transporter nos bagages. Nous avions été trahis et vendus. Nous étions terrifiés à l’idée d’avoir été enlevés par des hommes du régime, puisque nous soutenions les
rebelles. En plus, j’étais interdit de territoire depuis mai 2012. »
Pierre et Domenico ont été transportés et enfermés dans une ferme. « Nous avions les yeux bandés. On nous a immédiatement dépouillés de toutes nos affaires : vêtements, chaussures, tout ! Nous sommes d’ailleurs restés cinq
mois sans chaussures. Quand il fallait se déplacer, on nous donnait ce qu’on trouvait : elles n’étaient pas à notre pointure et, parfois, elles provenaient de deux paires
différentes. »
Une détention
éprouvante
Les deux hommes ont été ligotés et battus. « Ils nous ont lié les mains avec un keffieh. Finalement, ce carré de tissu m’a bien servi. Je l’utilisais comme oreiller, comme couverture contre le froid, la nuit,
dans le désert. Je disais toujours que c’était mon meilleur ami… après Domenico évidemment. D’ailleurs, je l’ai gardé avec moi. Nous sommes restés plusieurs jours là-bas, aux abords
d’al-Qousseyr. Nos ravisseurs nous ont dit qu’ils servaient le régime syrien et qu’ils allaient nous emmener au Liban ‘dès que l’argent serait versé’. Je pense qu’ils espéraient que, une fois
libérés, nous aurions raconté que nous avions été enlevés par des hommes d’al-Assad. Mais nous avons remarqué qu’ils faisaient leur prière cinq fois par jour. J’ai entendu le discours d’un
prédicateur qui vantait le djihad. Et nous avons été bombardés par un Mig. Là, on s’est dit que ce n’était pas possible, que l’armée du régime bombarde ses propres
hommes ! »
Ammar Bouqai, un des
fondateurs et leaders des Brigades al-Farouk, le commandiatire de l'enlèvement
Il s’agissait en réalité de rebelles appartenant à une katiba (brigade) indépendante,
créée par Abou Omar, un homme qui se prétend émir pour couvrir d’un vernis d’islamisme ses trafics et activités illicites et qui collabore avec le groupe al-Farouk, à qui les deux otages ont été
livrés rapidement.
« J’ai cru mourir enterré vivant ! »
Pierre Piccinin da Prata se souvient avec émotion de son premier déplacement après
une vingtaine de jours. « La ville d’al-Qousseyr allait tomber. Le Hezbollah attaquait les positions rebelles. Nous avons alors été transférés dans
une cave, au centre d’al-Qousseyr. Nous avons dû y descendre par une échelle, que les djihadistes ont ensuite retirée. On y est resté cinq jours, sans en sortir. C’était terrible. Pour aller aux
toilettes, nous devions les appeler ; parfois, ils venaient ; parfois, non. Dès la première nuit, nous avons entendu du bruit sur les murs… C’était le crissement des cafards ! On a
failli devenir fou dans cette cave. Un jour, un jeune soldat du régime, de l’armée régulière, a été enfermé avec nous dans la cave. Il avait été torturé à l’électricité par les rebelles. Il
s’appelait Talad. Il était convaincu que l’armée allait venir nous sauver. Mais, dans la nuit du 4 au 5 juin, un rebelle lui a dit de sortir de la cave. Nous avons entendu des tirs de
kalachnikov. Nous ne l’avons plus jamais revu… », s’émeut Pierre Piccinin da Prata.
« Les bombardements étaient incessants
et tout l’édifice tremblait. On a pensé plusieurs fois que la maison allait s’écrouler et que nous allions mourir, enterrés vivants, au fond de ce tombeau ! »
« Je n’ai pu parler qu’une seule fois à mes parents ! »
Pierre Piccinin da Prata s’est rendu huit fois en Syrie en moins de deux ans (cinq
fois accompagné par le grand reporter italien). Par deux fois, il a été pris en otage et, pourtant, il n’exclut pas d’y retourner.
« Oui, il y aura un neuvième voyage.
Oui, je repartirai un jour sur le terrain : c’est mon métier. Mais pas tout de suite. Je dois penser à ma famille, à mes parents. Ils ont tellement souffert, et je leur en demande
pardon. »
Durant sa détention, Pierre a beaucoup pensé à eux. « Après deux mois de prise d’otage, j’ai pu leur téléphoner. J’ai eu l’impression que ma mère croyait entendre le fantôme de son fils. J’ai entendu leurs sanglots.
Quand j’ai raccroché, je me suis dit: ‘Mais qu’est-ce que j’ai fait à mes parents ?’ »
Pierre et son codétenu Domenico, unis dans le malheur, ont sans cesse pensé à leurs
proches. « Nous avions convenus qu’en cas de libération de l’un avant l’autre ou si l’un de nous mourrait, celui qui s’en sortirait devait aller
parler aux parents de celui qui y serait resté. Nous avions rédigé un testament moral, nous devions le transmettre. » Par chance, ce testament ne fut pas nécessaire. « Nous ne l’avons plus, les rebelles nous l’ont pris avec tout le reste, avant de nous libérer. »
« Nous étions prêts à tuer nos ravisseurs ! »
« La nuit du 14 août, nous avons décidé de
tenter de prendre la fuite », nous explique Pierre Piccinin da Prata.
« Nous avions entendu différentes
conversations nous concernant. On sentait qu’on devenait un problème. Nous étions très inquiets, d’autant plus que nos ravisseurs étaient de plus en plus agressifs et violents. Nous recevions
régulièrement des coups de pied et faisions l’objet de brimades. Nous avons donc décidé d’organiser notre fuite. La pièce dans laquelle nous étions détenus servait de débarras et nous avions
observé que, lorsque les rebelles djihadistes nettoyaient leur dortoir à l’eau, ils entreposaient tous leurs effets dans le nôtre. Les matelas, mais également certaines armes. Nous avions
remarqué que, dans un gilet à munitions, il y avait deux grenades. Nous les avons dérobées et on les a cachées sous un divan. Nous avions également observé que, lors des coupures de courant, la
nuit, nos geôliers attendaient son rétablissement, sans quitter leurs quartiers. À l’aide du câble d’une télévision, que j’avais sectionné, on avait prévu de provoquer un court-circuit pour créer
l’obscurité totale dans la maison et balancer alors les grenades sur ces types. »
Pierre Piccinin da Prata se souvient du sentiment éprouvé lors de l’ébauche du plan.
« Nous avions de la haine. Nous sommes pourtant des Chrétiens, tous les deux, mais je vous assure que nous étions prêts à tuer. C’était eux ou nous.
Domenico m’a dit : ‘Ils ont fait émerger en moi ce qu’il y a de plus laid : la haine.’ »
Finalement, les grenades n’ont pas dû être utilisées. « Nous avons vu que les rebelles priaient ; ils nous tournaient le dos et ne nous surveillaient plus. Ils avaient accroché leurs kalachnikovs au mur du
couloir. » Domenico et Pierre ont compris que leur chance était là. « On a pris deux kalachs et on a foncé. On a pris deux paires de
chaussures aussi ; comme je vous l’ai dit, nous n’en avions plus depuis le premier jour. Nous sommes sortis et on a couru dans la campagne. »
Le duo s’est caché. « Le plus dur, c’était
la soif ; nous n’avions pas emporté d’eau. » Mais la fuite fut de courte durée. « Le surlendemain, avant midi, au vu du soleil – nous n’avions
pas de montre –, nous avons été repris. » Pierre Piccinin da Prata nous explique qu’il aurait été suicidaire d’utiliser les armes qu’ils avaient volées. « Ils étaient plus nombreux que nous. Et nous savions que nous avions de la valeur, vivants. Mais je peux vous dire que nous avons été sévèrement punis, pendant
plusieurs jours. Coups de pied, de poing, de ceinture. Ils nous ont attaché les bras dans le dos pendant des heures ; et cela fait très mal aux épaules. Nous sommes restés ainsi ligotés la
journée, la nuit et le lendemain. C’était abominable. »
Les rebelles n’ont eu aucune pitié. « Ils
nous traitaient comme des animaux, ils nous appelaient ‘les idiots’. »
« Nous étions considérés comme un sac de sucre. »
« Nous pensions à la mort. Nous pensions ne pas être
retrouvés, mais j’étais convaincu que les rebelles ne nous tueraient pas. Domenico, un jour, a paniqué ; je lui ai dit ‘Tu vois ce gros sac de sucre, là. Nous sommes comme ce sac de sucre,
entreposé ici avec lui. Nous avons de la valeur uniquement vivants.’ Mais nous étions traités comme des bêtes. Ils nous donnaient à manger quand ils le voulaient. Parfois, nous mangions avec
eux (notamment quand ils ont été détenus par les djihadistes d’al-Nosra,
al-Qaeda, durant une semaine), parfois nous avions les restes (avec les rebelles d’al-Farouq)… quand il y en
avait. Parfois, nous ne mangions rien. Et pourtant, je n’ai pas maigri. Tout était toujours trempé dans l’huile ! », explique Pierre Piccinin da Prata. « Notre hygiène était déplorable. Souvent, nous restions trois ou quatre jours sans nous laver, voire plus. Idem pour les toilettes. Nous pouvions y aller une fois le
matin, une fois le soir. Nous devions toujours nous retenir. »
Fausse exécution
« Par deux fois, j’ai assisté à la
fausse exécution de Domenico. Un des rebelles a mis son arme sur sa tempe et à fait mine de tirer. C’était terrible. »
Fin août, il y a eu un nouvel espoir de libération. « À plusieurs reprises, ils nous avaient dit : ‘Vous serez libres dans trois jours’. Mais on n’y croyait plus. » Pourtant, le dernier déplacement fut
le bon. « Nous avons été emmenés à la frontière. Les services de sécurité italiens étaient là. Nous avons été sauvés. Et je suis bien conscient que,
sans l’intervention italienne pour sauver Domenico, je serais encore là-bas. »
Lien(s)
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Grand-reportage - Mon effrayante Odyssée...
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SYRIE - Communiqué de
presse (10 septembre 2013)
Prochainement :
Syrie - Banditismes et islamismes. L'involution de la révolution syrienne (par Pierre Piccinin da Prata), sur Grotius international - Géopolitique de l'Humanitaire.
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- SYRIE - La Révolution syrienne
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- SYRIE - Chroniques de la révolution
syrienne
Revue de presse (non exhaustive) :
-
L'enseignant belge Pierre Piccinin a disparu dans l'ouest syrien, Le Soir (24 avril 2013)
- L'enseignant belge Pierre Piccinin da Prata a disparu en Syrie, RTBF (24
avril 2013)
- L'enseignant belge Pierre Piccinin a disparu en Syrie, La Libre
Belgique (24 avril 2013)
- En
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