Devezh mat Metz, mont a ra ? Racisme, agences de notations, bonnets rouges… Ras le bol ! Quand les nouvelles ne sont pas seulement révoltantes, elles sont carrément flippantes ! Alors tant pis, je me réfugie sur mon petit nuage de culture et de création en vous parlant une nouvelle fois de ce grand homme qui aurait eu 100 ans hier s’il n’avait pas eu la drôle d’idée de mourir avant, je veux bien sûr parler d’Albert Camus. Non, je ne vais pas vous redonner un extrait de mon livre à paraître chez L’Harmattan, je vais plutôt vous faire lire deux extraits de ma thèse en cours, consacrée à l’immortalité de l’âme dans les dialogues de Platon, et où je cite Camus à deux reprises. Voyez plutôt :
Hin, hin, très drôle ! Redevenons sérieux, si vous voulez bien ! Premier extrait, lié à L’étranger :
Le mythe platonicien du voyage des âmes est donc une image de notre condition qui n’est faite que de morts et de renaissances ; il met en jeu la conscience que l’homme a de vivre plusieurs vies au cours d’une même vie, de mourir plusieurs fois à soi-même en devenant autre tout en restant lui-même. L’expression courante « changer de vie », que l’on emploie pour désigner d’importants tournants dans la vie d’un individu, mérite d’être prise au sérieux à cet égard : la conception platonicienne de l’immortalité de l’âme peut donc être envisagée comme une tentative de résolution de l’équation entre, d’une part, notre unité absolue et, d’autre part, la multiplicité de nos expériences, dont chacune donne une coloration bien particulière aux différents épisodes de notre vie au point de les rendre radicalement hétérogènes entre eux ; telle est la contradiction mise en relief dans L’Étranger de Camus avec le dialogue de sourds entre Meursault et son directeur :
« Il avait l’intention d’installer un bureau à Paris qui traiterait ses affaires sur place, et directement, avec les grandes compagnies et il voulait savoir si j’étais disposé à y aller. Cela me permettrait de vivre à Paris et aussi de voyager une partie toute l’année. « Vous êtes jeune, et il me semble que c’est une vie qui doit vous plaire. » J’ai dit que oui mais que dans le fond cela m’était égal. Il m’a demandé alors si je n’étais pas intéressé par un changement de vie. J’ai répondu qu’on ne changeait jamais de vie, qu’en tous cas toutes se valaient et que la mienne ici ne me déplaisait pas du tout. Il a eu l’air mécontent, m’a dit que je répondais toujours à côté, que je n’avais pas d’ambition et que cela était désastreux dans les affaires. »[1]
Deuxième extrait, qui a trait à La Chute :
Avant de crier haro sur une tradition morale sclérosée, il est judicieux de s’observer soi-même : on peut souvent être surpris de constater à quel point faire l’effort de ce qui nous semblait dans un premier temps assez pénible nous apporte plus de satisfactions que n’aurait pu nous en procurer ce qui nous semblait dans un premier temps plus séduisant, abstraction faite même de l’effort qu’il a fallu déployer ou de la culpabilité qui aurait surgi après que nous eussions cédé à notre premier penchant. Peu de gens ont pris la peine de le remarquer, mais n’avons-nous pas effectivement la sensation de nous réaliser davantage lorsque nous nous efforçons de nous détacher des délices corporelles et des tentations autres que spirituelles ? Cette sensation, que nous ne nous avouons que rarement, est certainement à la source de la considération des biens corporels comme des biens par nature négligeables, frappant ainsi d’indignité l’ensemble de la vie terrestre : l’homme méprise trop son être corporel, indépendamment même de sa périssabilité, pour admettre qu’il s’y résume. Nous avons tous connu, peu ou prou, de petits instants d’éternité où le temps semblait aboli, mais de tels instants ne consistent pour ainsi dire jamais en des temps de débauche effrénée, contrairement à ce que Camus fait dire à son personnage Jean-Baptiste Clémence dans La chute – Clamence ne s’y trompe d’ailleurs pas et reconnaît le caractère illusoire de ce que Baudelaire appellerait des « paradis artificiels », et quand bien même Clamence ne reconnaîtrait pas son erreur, il convient de garder à l’esprit qu’il n’est pas le porte-parole de Camus mais au contraire l’incarnation d’une tentation à laquelle l’auteur espère échapper :
« Parce que je désirais la vie éternelle, je couchais donc avec des putains pendant des nuits. Le matin, bien sûr, j’avais dans la bouche le goût amer de la condition mortelle. Mais, pendant de longues heures, j’avais plané, bienheureux. (…) Le seul bénéfice de cette expérience, quand j’eus renoncé à mes exploits nocturnes, fut que la vie me devint moins douloureuse. »[2]
Les vrais instants d’éternité sont justement ceux, au contraire, où tout ce qui se rapporte à notre corporéité, à notre matérialité, à notre temporalité, à notre mortalité, se fait oublier : elle est le fait de l’artiste tout entier consacré à son art, du penseur que rien ne perturbe dans sa réflexion, du lecteur totalement concentré sur son livre ; dans ces exemples, le créateur, le penseur ou le lecteur n’a même pas besoin d’avoir un niveau de pratique particulièrement élevé pour connaître une expérience extatique. N’importe quelle personne, s’il a souci de mener à bien une activité où son entendement est mobilisé, peut réussir à avoir la sensation de s’évader de son corps, d’en arriver à oublier qu’il lui faudra s’alimenter et qu’il devra un jour mourir.
Si ces deux extraits ont éveillé votre curiosité, je vous prie de vous armer de patience : je ne compte soutenir ma thèse que dans un an… En attendant, rien ne vous interdit de relire tout Camus, il n’y a rien à jeter. Kenavo, les aminches ![1] CAMUS Albert, Œuvres complètes I, p.164-165.
[2] CAMUS Albert, Œuvres complètes III, p.744-745.