Majorité, nous l'affirmons ici, mais, et c’est là l’un des défauts mineurs de ce travail, on n’y trouve que trop rarement des chiffres permettant de saisir l’ampleur des phénomènes qui y sont décrits.
Car le pari des auteurs a été de commencer, d’abord, avant toute généralisation, par présenter une mosaïque de situations tissant la trame de cette « France Invisible », sans que l’on ne puisse souvent dire au bout du compte combien de personnes sont concernées par les dites situations. Ce bémol mis, la première partie de cet ouvrage n’en et pas moins très riche, même si il n’y a pas forcément pour les familiers des « invisibles » grande surprise à découvrir leurs traits.
Le visage de l’invisible
Se succèdent donc plusieurs chapitres tirant le portrait de cette France qui ne fait pas la « une » des journaux, des medias, ou du discours ordinaire des politiques.
Ainsi les travailleurs « démotivés », « pressurés », qui subissent, comme le souligne Danielle Linhart « l’injonction contradictoire d’engager toute sa personnalité dans son rapport au client et de brider toute sa spontanéité dans son rapport à l’encadrement ». Pas étonnant qu’ils se ruent excédentairement sur les offres de départ volontaires des entreprises, indicateur de la « baisse tendancielle du taux de motivation ».
Voici des visages issus de l’immigration, « discriminés », et peu rassurés d’avoir vu nommé par Chirac à la tête de l’autorité de lutte contre les discriminations Louis Schweitzer, un ancien PDG de Renault, entreprise particulièrement marquée par des « pratiques empruntes de culture coloniale ». Sans oublier les migrants saisonniers, « travailleurs de l’ombre » qui subissent des conditions de travail se rapprochant de l’esclavage.
Ce sont aussi eux qui sont les premières victimes des plans de « rénovation urbaine », qui se rapprochent d’un « écrémage des habitants ». Un exemple suffit à montrer les dégâts : à Mantes-la-jolie, les constructions prévues représentent 10% du nombre de logements détruits, les 90% restants étant certes annoncés, comme le dit la loi, mais comme perdus dans les limbes des administrations départementales et régionales.
Les « jeunes au travail », eux, sont particulièrement précarisés : il y a vingt ans, 80% étaient en CDI un an après leur entrée dans la vie active, contre moins de 50% aujourd’hui. En matière de précarité, la France Invisible rappelle que c’est le secteur public qui détient presque la palme, et contribue avec ses contractuels comme le privé avec ses intérimaires à ce qu’aujourd’hui, un million et demi de travailleurs vivent sous le seuil de pauvreté. Ce même secteur public organise sa propre disparition. « Privatisés » les agents ou les fonctionnaires qui voient leurs services fermer, leurs fonctions être externalisées.
Nombreux sont ces visages qui « nagent, nagent, nagent dans le grand océan mais ne voient jamais la terre » comme témoigne un travailleur indépendant dans le textile. A ceux-là on peut ajouter ces « vieux pauvres » mis sous tutelle, humiliés : « être mise en tutelle comme un enfant en bas âge, c’est comme être inapte du cerveau, un déchet humain, voilà ce que je ressens. On me met comme une pelure à la poubelle. Je me sens oppressée, ça me fait mal jusque dans le bras. »
Le contraste devient particulièrement violent quand il s’agit de la télévision : à l’ombre des grands projecteurs médiatiques s’active une armée de jeunes « stagiarisés » qui rédigent chroniques et sketches pour les stars du petit écran, top occupés pour faire autre chose que de la représentation, et qui entretiennent un rapport ambivalent ave ces irremplaçables invisibles « Quand l’idée du stagiaire est géniale, c’est d’eux. Et quand ils n’assument pas leurs idées de merde, ils regardent le stagiaire en fronçant les sourcils. Ils parlent de leurs vacances, aussi, à l’autre bout du monde, pendant que toi, tu te demandes comment tu vas faire pour payer ton loyer. »
L’invisibilité n’est pas un malencontreux hasard. Prenez les « sans emploi » : « alors qu’un chômeur sur dix était hors statistique officielle il y a vingt ans, ils sont 43% aujourd’hui .» Ils ont été « basculés des catégories « visibles » aux catégories « invisibles » » . Les précaires ? Ils échappent à tout suivi social ce qui est particulièrement sensible dans un secteur comme le nucléaire où interviennent pas moins de 1 200 entreprises sous-traitantes : « le recensement des maladies professionnelles et des accidents du travail associés au travail sous-traité n’est pas assuré. La question des suicides n’est pas documentée. L’invisibilité sociale est socialement construite et entretenue » explique Annie Thébaud-Mony.
L’exemple de l’amiante aussi est frappant de cette invisibilité : « l’amiante est devenue un problème public quand les universitaires ont eu peur pour eux et pour leurs enfants. Tant que ce n’étaient que des ouvriers, on n’en a pas beaucoup parlé» souligne le professeur Marcel Goldberg.
On nous permettra ici de rappeler d’autres chiffres venus du B.I.T. – outre que, sur la population française en activité, le quart sont ouvriers, autant que les employés et agents qui forment ensemble la « majorité invisible » du pays.
D'ici 20 ans, en France, 100 000 personnes mourront à cause de l'amiante. Dans le monde : 100 000 par an. Sur la planète, 2 millions de personnes meurent chaque année d'accidents du travail. Autrement plus qu’au Darfour. En France, pour 2003, près de 50 000 personnes ont subi un accident du travail qui les a handicapées. Près de 700 en sont mortes. Aucune campagne nationale, au contraire l’inspection du travail est asphyxiée, quand ses agents ne sont pas tout simplement assassinés. Nous l’avions déjà noté sur ce blog : l’indignation collective cesse quand commence la discrimination, sociale notamment. Les seules morts (ou handicaps) mises en exergue sont celles qui frappent aussi indistinctement les membres des classes privilégiées, la petite minorité. Dans les médias, les « invisibles » sont presque des « intouchables ».
L’invisibilité organisée
Dans sa seconde partie, la France Invisible essaie de mettre à jour les mécanismes d’oblitération de cette majorité invisible, qui sont sophistiqués. Le même phénomène se produit partout, d’abord dans les sciences sociales qui ont abandonné la notion de « classe sociale » qui a ainsi disparu des maquettes de l’enseignement de sociologie, des statistiques officielles, et qui est loin des préoccupations de la majorité des étudiants. Avec cette catégorie disparaissent les travaux tendant à « l’analyse attentive des conditions sociales d’existence des individus et des groupes sociaux » ( signalons à nos lecteurs qu’en la matière ceux de Stéphane Beaud valent toujours le détour).
La nature ayant horreur du vide, d’autres représentations s’y substituent. Jusqu’à la caricature des « bobos ». D’où vient en effet cette expression ? D’un livre paru en 2000, « bobos in paradise », de David Brooks qui le qualifie lui-même de « sociologie comique ». Les medias s’en emparent immédiatement et assurent le succès que l’on sait à cette « catégorie créée par un journaliste pour les journalistes ». Mais voilà : cette « catégorie » recouvre des populations très différentes, comme un masque le jour de carnaval. Et elle évacue ce faisant une des disparités fondamentales qui sépare ceux qu’on agglutine ainsi : celle de leurs revenus. Ce qui n’a rien d’innocent :
« Mettre en parallèle le destin médiatique des « bobos » et des « travailleurs pauvres » illustre une dernière tendance dont la presse n’est qu’un révélateur : une catégorie qui évacue la question des revenus pour préférer les comportements connaît le succès pendant qu’une autre, qui s’applique précisément à poser les problèmes en termes de salaires émerge difficilement (…) à une époque où le partage de la richesse nationale se fait de plus en plus au profit du capital, au détriment du travail. »
Mais la sociologie ou ce qui ici en tient lieu ne fait qu’accompagner un mouvement de balancier qui ramène en arrière, plus précisément s’agissant de la France de la « dénégation du social » organisée sous couvert d’exaltation des « valeurs républicaines », comme le souligne un article de Didier Lapeyronnie. Citons-le longuement, car c’est une source rélexion plus qu’utile:
« Une « économie morale » est réapparue avec force, fondée sur la vieille association de la peur des classes moyennes face aux classes dangereuses, et de la distinction entre « bons » et « mauvais » pauvres ou les « bons » et les « mauvais » immigrés, entre « ceux qui essayent de s’en sortir » et « ceux qui s’y refusent » ou entre « ceux qui veulent s’intégrer » et « ceux qui préfèrent le communautarisme ou l’affirmation identitaire et font le choix de la violence.
La responsabilité individuelle est au cœur de cette philosophie sociale des classes moyennes : la pauvreté y est comprise finalement comme un acte de volonté personnelle qui renvoie à une explication éthique et non sociologique. »
(…) En 1848, Marx avait déjà souligné l’aveuglement social des politiciens et des intellectuels français « tellement prisonniers de l’idéologie républicaine » qu’ils furent comme « hébétés par la fumée de la poudre dans laquelle s’évanouissait leur république imaginaire ». Les émeutes du juin 1848 révèlent pour la première fois de façon tragique le fossé séparant l’affirmation des principes politiques de la République et la question sociale, la « trahison » de la langue, « les paroles dorées qui ont créé tant de crimes » selon l’expression de Baudelaire. »
Ce qui aboutit à une conclusion qui ramasse bien les tendances actuellement à l’œuvre, dont le nouveau président Sarkozy est, on en conviendra, un héraut :
« Derrière le rejet des sciences sociales, c’est donc bien souvent la volonté, plus ou moins affirmée ou revendiquée, de ne pas accepter d’explication sociale et de ne pas voir la réalité sociale qui s’exprime très directement à travers l’association du moralisme et de l’ordre républicain ».
L’invisibilité délibérée, ou les classes dominantes à l’oeuvre
L’effacement accru de la France Invisible est donc d’abord l'expression d’une idéologie. Lapeyronnie rappelle que : « Roland Barthes définissait l’idéologie comme un discours de « naturalisation » : il consiste à rendre les choses évidentes en faisant oublier leur genèse sociale et historique, comme si elles avaient toujours été là. C’est un discours de l’oubli de la société et de l’histoire. »
Pourquoi cette idéologie domine-t-elle ainsi ? Les racines en sont politiques : les forces sociales supposées y faire barrage s’effritent (syndicats, en partie à cause de l’accroissement de la précarité) ou semblent perdre toute substance (partis – que l’on pense au score du PCF à la dernière élection !). « L’invisibilité politique des classes populaires résulte d’abord de l’affaiblissement du vote de classe » et les voilà devenues « presque invisibles » (Henri Rey), dépossédée du « rôle historique » que l’on leur prêtait auparavant.
Accompagne enfin ce mouvement une sorte de « décollectivisation » des solutions à la « question sociale ». A l’atomisation des collectifs de travail répond un tranfert progressif de la formation professionnelle vers les entreprises, vers l’individu, chargé de se former lui-même « tout au long de la vie ».
Les enfants des quartiers populaires sont eux laissés à l’abandon, dit Laurent Ott, lequel néglige malheureusement le rôle considérable, de décérébration, que jouent les nouvelles technologies de l’industrie de l’entertainment dans ce phénomène d’isolement. Pourtant, la consommation de ce nouvel « opium du peuple » médiatique sous toutes ses formes est un double facteur d’isolement, isolement en tête à tête avec les diverses sources hypnotiques qui foisonnent, isolement aussi dans un rapport induit qui est celui du consommateur prolétarisé, comme le dirait sur son propre plan le philosophe Bernard Stiegler.
Mais il souligne par contre comment aux réponses collectives on substitue une réponse individuelle, «cette alliance étonnante entre les justifications d’ordre scientifique et médical et celles qui relèvent du souci de la restauration de l’autorité de l’école, en passant par la sécurité ou de la prévention de la délinquance. (…) Les enfants en difficulté sont considérés comme victimes de dysfonctionnements cognitifs ou psychologiques qui sont pris en compte pour leur gravité propre mais qui sont également perçus comme autant de signes avant-coureurs de conduites « antisociales ». »
C’est en effet à une véritable « psychologisation rampante de la question sociale » (François Sicot) qu’on assiste, alors qu’émerge un « marché de la psy », dans un « contexte de rationnement et de renchérissement des soins ». Au-delà, c’est l’amorce d’un « gouvernement par l’écoute » (expression de Didier Fassin) d’individus considérés comme en « apesanteur sociale », et appelés à « se gouverner mieux eux-mêmes », à « gérer aux mieux les risques ». Exit, ainsi, « les solutions politiques collectives ».
La cohérence des portraits multiples et fragmentés qui ouvrent la France invisible se dessine : comme « il n’y a pas de catastrophe naturelle » (Sartre), il n’y a pas d’invisibilité naturelle. L’organisation de l’invisibilité sociale et politique du prolétariat d’aujourd’hui accompagne et sert un programme politique, celui de l’ultra-capitalisme aujourd’hui à l’œuvre sans contrepoids dans tous les pays, celui du démantèlement de toute forme de garanties, de socialisation et de protection collectives dont il est vrai, les classes dominantes n’ont guère besoin.
Quelle meilleure incitation qu’un tel livre à l’action politique, dans tous les sens du terme ?