Revenons à nos trois questions initiales :
- Comment la brillante étudiante en philosophie et théologie s’est-elle transformée en un penseur politique de premier plan ?
- Que recouvre ce livre, unique en son genre, Les origines du totalitarisme ?
- A quels évènements est-il lié comme l’ellipse est lié à ses foyers ?
La fin du premier cours et le début du second longuement consacré à l’expérience de l’exil en France, nous ont fourni beaucoup d’éléments de réponse avec la transformation de l’Arendt hors du monde de ses 27 premières années en une Arendt bousculé par l’histoire et devenant acteur, et plus simple spectateur de cette histoire en marche. Nous nous attaquons maintenant aux deux autres questions en abordant, dans la fin de ce cours, la genèse des Origines du totalitarisme puis, dans le prochain, la teneur de ce livre unique en son genre.
Arrivée à New York
En mai 1941 les Blücher arrivent à New York, rejoints en juin par Martha Arendt. Avec une aide allouée par l'Organisation sioniste d'Amérique, ils louent deux petites pièces, à demi-meublées, au 317 de la 95ème rue ouest. Hannah Arendt trouve grâce à une organisation, l'Auto-Assistance aux réfugiés, un emploi pour deux mois dans une famille américaine à Winchester. Il faut, pour survivre et gagner sa vie, apprendre l'anglais. Hannah Arendt est, de toute la famille, la mieux disposée pour le faire. A Winchester elle en apprend autant «sur le pays que sur la langue elle-même». Tout ce qui touche à la vie sociale petite-bourgeoise de ses hôtes lui est pénible, à commencer par leur comportement envers les noirs et leur condescendance, en qualité d'immigrants de la troisième génération, à l'égard des «nouveaux» américains. Leur pacifisme semble déraisonnable à la réfugiée juive qui se débat avec les nouvelles faisant chaque jour état des succès de Hitler en Europe. Malgré cela, Arendt ne peut qu'admirer la capacité d'initiative politique de ses hôtes. Elle peut observer son hôtesse s'asseoir pour écrire une lettre courroucée à son député afin de protester contre l'internement des Japonais nés aux États-Unis.A Winchester, Hannah Arendt prend conscience qu'elle peut détester la vie sociale des Américains tout en approuvant la vie politique américaine. Ainsi se forge-t-elle une opinion qu'elle gardera toute sa vie : «La liberté politique associée à l'asservissement social est la contradiction fondamentale de ce pays».
Editorialiste à l’Aufbau
De retour à New York Hannah Arendt se rend à l'université Columbia voir l'historien juif Salo Baron, un érudit connu de beaucoup de ses amis berlinois et parisiens. A la suite de cette rencontre elle écrit un article «De l'affaire Dreyfus à la France d'aujourd'hui», en allemand, traduit puis publié dans le périodique dirigé par Baron, Jewish Social Studies. Arendt est ravie. En moins d'un an, elle a en main «une carte de visite pour le monde universitaire».Le monde universitaire n’est pas, cependant, le monde pour lequel elle souhaite un permis de séjour. Son désir d'accomplir une œuvre pratique, une œuvre politique tournée vers l'avenir, vers un monde qu'elle espère voir advenir avec la fin de la guerre, n’a pas disparu au long des trois années difficiles qui se sont écoulées depuis qu’ont cessé ses activités à l'Aliyah des jeunes.
Avant même de finir son article sur Dreyfus, elle se met à chercher du travail, devant s'accommoder d'un anglais encore hésitant. Elle veut travailler aux côtés des cercles sionistes d'Amérique, émigrés ou locaux. Une chance de le faire sans avoir à assumer l'épuisant travail social qu'elle a accompli à Paris, se présente en novembre 1941 quand elle est engagée comme éditorialiste par le journal de langue allemande, Aufbau, hebdomadaire, s’adressant aux réfugiés de langue allemande du monde entier, et offrant aux intellectuels émigrés juifs allemands un forum où exprimer leurs positions politiques.
Défense de l’idée d’une armée juive, création d’un groupe
Les relations d'Arendt avec Aufbau débutent en septembre 1941. Elle vient écouter Kurt Blumenfeld débattre d'une question à laquelle elle allait, dans les années suivantes, se consacrer énormément : les Juifs doivent-ils se doter d'une armée ? Manfred George, directeur du journal, propose à Hannah Arendt d'écrire un article sur le sujet. Elle y insiste surtout sur le fait que parce qu'il a derrière lui deux cents années d'assimilation et d'absence de conscience nationale, et parce qu'il a l'habitude de se soumettre à la direction de notables, le peuple juif a besoin d'une armée autant pour des raison d'identité que pour des raisons de défense.
Au cours de l'hiver 1941-1942, Hannah Arendt utilise sa rubrique du Aufbau, «C'est votre affaire», pour défendre cette idée. Selon elle, deux opinions erronées entravent l'action du peuple juif et empêche de qui raviver sa vieille tradition de rébellion et de libération. La première est la conviction que la survie des Juifs dépend non pas de l'action politique mais des actions philanthropiques. La seconde est qu'au sein des Juifs sécularisés, assimilés, la solidarité ne peut surgir que négativement, sous la forme d'une réaction épouvantée à l'antisémitisme.Arendt et Joseph Maier, de l’Ecole de Francfort, forment leur propre groupe, « Le Groupe de la Jeunesse Juive» qui tient sa première assemblée le 11 mars 1942. Arendt prépare un texte qui constitue la première étape en vue d'un «nouveau fondement théorique de la politique juive».
Dans ses «Questions théoriques fondamentales de la politique», elle soulève un grand nombre de problèmes qui formeront plus tard les bases des Origines du totalitarisme, de La crise de la culture et de la Condition de l'homme moderne, problèmes qui dans ces ouvrages, ne s'appliquent pas simplement à la politique juive mais à la politique en général.
Un positionnement qui devient de plus en plus minoritaire chez les sionistes
Une rencontre internationale à l'hôtel Biltmore révèle en mai 1942 combien le consensus s’est modifié parmi les sionistes. La majorité des délégués se montre surtout sensible à l'espoir passionné de Ben Gourion : «Une Palestine juive va naître. Elle rachètera pour toujours nos souffrances et rendra justice à notre génie national. Elle sera l'orgueil de chaque Juif de la diaspora et forcera le respect de tous les peuples de la terre». La déclaration qui conclut la Conférence confirme cet espoir et apporte son soutien à l'exigence de Ben Gourion que les Britanniques cèdent à l'Agence Juive le contrôle de l'immigration en Palestine. La Conférence marque un tournant dans l'histoire du sionisme américain. La perspective d'un État juif, ouverte par Ben Gourion, est le catalyseur d'un grand renouveau du sionisme américain.C’est aussi pour Arendt un tournant dans sa relation au sionisme. Au milieu de l'enthousiasme grandissant pour la flamme sioniste de Ben Gourion, ses exhortations dans Aufbau restent sans échos. Fin novembre 1942 sa chronique est remplacée par une autre intitulée «Tribune sioniste». C’est un signe des temps.
Opposition à la création d’un Etat-nation en Palestine, pour une solution fédérale
Dans une atmosphère très sombre, avec les premières informations sur la mise en œuvre de la solution finale (voir ci-dessous), Arendt essaie de donner forme à ses critiques des conduites politiques sionistes et de leurs présupposés. Elle travaille durant l'été et au début de l'automne 1943 à un article intitulé : «La question judéo-arabe peut-elle être résolue ?». Aufbau le publie en deux livraisons courant décembre et l'introduit par une note éditoriale circonspecte : «Bien que nous ne partagions pas dans tous ses détails le point de vue de Madame Arendt, la situation difficile et tragique du peuple juif exige qu'une place soit faite à toutes les opinions à partir du moment où elles sont honnêtes et reposent sur un raisonnement sain».
Elle rejette explicitement les deux propositions qui ont été le plus vigoureusement débattues au cours de l'année qui a suivi la conférence de Biltmore. La première exposée dans la déclaration de Biltmore elle-même : un Commonwealth juif, un État autonome dans lequel les Arabes palestiniens — la majorité de la population — se verraient octroyer un statut minoritaire. Cette solution nationaliste, ainsi qu'elle le remarque de façon plutôt sarcastique, «serait une nouveauté dans l'histoire des États-Nations». La seconde proposition qu'elle examine est l'idée d'un État binational, dans lequel les Juifs auraient le statut d'une minorité, qui devait être intégré à une fédération d'États arabes et affilié à une entité vaguement nommée union anglo-américaine, c'est-à-dire en fait un protectorat.
Arendt rejette ces deux propositions pour la même raison : elles identifient l'État avec un groupe national doté d'un statut majoritaire. Arendt quant à elle souhaite une entité palestinienne sans distinction aucune de statut majoritaire ou minoritaire.
Se référant à sa compréhension de la tradition politique révolutionnaire américaine, et défendant une solution fédérale, elle écrit : « une fédération authentique est constituée d'éléments nationaux et politiques différents et nettement distingués. Les conflits nationaux ne peuvent être résolus dans une telle fédération que parce qu'a cessé d'exister l'insoluble problème de la majorité et de la minorité. Les États-Unis d'Amérique furent la première réalisation d'une pareille fédération. Dans cette union aucun État singulier n'exerce une quelconque suprématie sur les autres et tous ensemble gouvernent le pays. L'Union Soviétique a, d'une autre façon, résolu ses problèmes de nationalités en abolissant l'Empire Russe et en instituant une union de nationalités égales, sans égard pour la taille des différents éléments constitutifs. Le Commonwealth des nations britanniques, en tant que distinct de l'Empire britannique, peut être regardé comme une autre fédération potentielle. »Arendt milite pour que la Palestine devienne une partie du Commonwealth britannique lorsque la Grande-Bretagne réussira réellement à transformer son empire en Commonwealth, si elle y réussit.
Réactions aux premiers rapports évoquant la Solution Finale
Tandis que les sionistes, y compris Arendt, se débattent pour savoir comment la question juive peut être résolue à la fin de la guerre, une nouvelle atroce, inimaginable arrive aux États-Unis : celle de la Solution Finale à la question juive mise à exécution en Europe. Jewish Frontier, fait paraître dans le numéro de novembre 1942 un résumé des rapports effarants qu'il a reçus du Congrès juif mondial et consacre l’éditorial du numéro de juin 1943 à ces rapports sous le titre : «Le monde chrétien doit agir».Arendt se rappellera cette période et leur réaction aux comptes rendus évoquant la Solution Finale à la question juive :
Tout d'abord nous n'y avons pas cru, bien qu'à vrai dire mon mari et moi-même estimions ces assassins capables de tout. Mais cela, nous n'y avons pas cru, en partie aussi parce que cela allait à l’encontre de toute nécessité, de tout besoin militaire. Mon mari, qui a été autrefois historien militaire et qui s'y connaît un peu en la matière, m'a dit : ne prête pas foi à ces racontars, ils n'ont pas pu aller jusque-là ! Et cependant nous avons bien dû y croire six mois plus tard, lorsque nous en avons eu la preuve. Ce fut là le vrai bouleversement. Auparavant on se disait : eh bien, ma foi nous avons des ennemis. C'est dans l'ordre des choses. Pourquoi un peuple n'aurait-il pas d'ennemis ? Mais il en a été tout autrement. C'était vraiment comme si l'abîme s'ouvrait devant nous, parce qu'on avait imaginé que tout le reste aurait pu d'une certaine manière s'arranger, comme cela peut toujours se produire en politique. Mais cette fois, non. Cela n'aurait jamais dû arriver. Et par là je ne parle pas du nombre des victimes. Je parle de la fabrication systématique de cadavres. Je n'ai pas besoin de m'étendre davantage sur ce sujet. Auschwitz n'aurait pas dû se produire. Il s'est passé là quelque chose que nous n'arrivons toujours pas à maîtriser.
Leur vie continue, ils travaillent, ils luttent. Mais même lorsqu'ils vont se promener à Riverside Park, essayer se divertir, jouir du calme, les images de ce qui se passe en Europe, de ce qui n'aurait jamais dû arriver, les accompagnent. Dans le parc, Arendt écrit des poèmes.
L’un deux s'achève sur un vers qui anticipe sur le livre qu'ils rédigent en marchant : «Le fardeau de notre époque», titre que l'éditeur anglais donnera aux Origines du totalitarisme.
Directrice de l’Organisation pour la Reconstruction de la Culture Juive
Sans assise dans la communauté sioniste, Hannah Arendt ne peut entreprendre d’action concrète en faveur de son peuple. Aussi saisit-elle avec reconnaissance l'occasion qui se présente à elle avec son premier emploi à temps plein aux États-Unis en qualité de Directrice de la Commission (puis de l’Organisation) pour la Reconstruction de la Culture Juive Européenne en 1944.
Aidée d'un groupe de personnes, elle travaille à l'élaboration de quatre livraisons d'un «Essai d'inventaire des trésors de la culture juive dans les pays occupés de l'Axe», qui paraît dans les Jewish Social Studies entre 1946 et 1948. La Commission a pour tâche de déterminer comment récupérer les trésors spirituels de la communauté juive européenne et comment leur offrir de nouvelles patries.
En 1940, Alfred Rosenberg et une section nazie spéciale pillèrent les institutions culturelles juives dans toute l'Europe occupée, pour constituer à Francfort des archives consacrées à l'histoire des Juifs et de la question juive. Les activités de Rosenberg se substituaient à celles de l'ancien Institut pour l’Etude de la Question Juive installé à Munich en liaison avec différents centres dépendants des universités allemandes et placé sous la direction de l'historien Walter Frank. Mais une fois réunis les documents collectés par Rosenberg, une partie seulement en fut déposée à Francfort. Les pièces qui avaient le plus de valeur furent envoyés à Berlin et un département spécial de la Gestapo les recueillit, sous la direction de Adolf Eichmann.Tandis qu'elle prépare son inventaire, Hannah Arendt étudie cette situation complexe : elle en reprendra les résultats dans les Origines du totalitarisme pour illustrer l'un des dispositifs-clé du principe totalitaire : la multiplication des services et des agences. «Aucune des anciennes institutions ne fut jamais abolie, si bien qu'en 1944 la situation était la suivante : derrière la façade des départements d'histoire des universités se tenait, menaçant, le pouvoir plus réel de l'Institut de Munich ; derrière ce dernier pointait, à son tour, l'Institut Rosenberg à Francfort ; et c'est seulement derrière ces trois façades que, caché et protégé par elles, se trouvait le véritable centre de l'autorité, l’Office Central de la Sécurité du Reich, une direction spéciale de la Gestapo».
Ces recherches pour tenter d'établir des inventaires fournirent à Arendt ses premières intuitions sur la structure stratifiée, en oignon, des régimes totalitaires.
Ces inventaires seront utiles à la Commission pour la reconstruction de la culture juive en Europe. Ils serviront de base de négociation pour restituer aux réfugiés juifs d'Europe ce qu'il restera de leur culture. Arendt partira en Europe pour six mois en 1949 et 1950 afin de diriger les opérations qui permettront de recouvrer un million et demi de volumes de Hebraica et Judaica, des milliers d'objets d'art et de cérémonies et plus d'un millier de rouleaux de la loi. Selon les termes de l'accord interallié de 1945, tous les objets dont le pays d'origine est connu doivent lui être renvoyés et ceux qui appartenaient à des particuliers toujours en vie doivent leur être retournés. Les objets, qui n’ont pu être rendus, sont distribués à diverses institutions juives d'Israël, d'Europe et d'autres pays du monde occidental (un tiers du total).
Editrice chez Schocken Books
Entre les recherches demandées par la Commission pour la reconstruction de la culture juive européenne (1944- 46) et son voyage en Europe à ces fins (1949-1950), la contribution de Hannah Arendt à la préservation de la culture juive s’élargit.
Elle accepte un poste de direction aux éditions Schocken Books nouvellement installées à New York. Son bureau devient une plaque tournante. S’y retrouvent les auteurs, les éditeurs, tous ceux qui parlent l'allemand et finalement toutes ses relations américaines. Hannah Arendt est ainsi amenée à découvrir un monde plus large que celui des émigrés et à éditer, notamment, Bernard Lazare, Gershom Scholem et Kafka.Les Origines du Totalitarisme : écriture
Hannah Arendt et Heinrich Blücher, à qui il est dédié, portent en eux depuis longtemps le livre que Hannah va écrire de fin 1945 à fin 1950. Depuis 1938 pour tous les deux. Très probablement depuis ses recherches sur l’antisémitisme menées à partir de 1933 à Berlin puis à Paris, pour elle. La plupart des analyses qui composent les deux premières parties des Origines du totalitarisme, sur l'antisémitisme et l'impérialisme, ont été écrites avant 1946 et quelques-unes d'entre elles déjà publiées en articles.
Tout en écrivant ces deux premières, Arendt garde l’esprit ouvert sur tout ce qui vient d’Europe, sur toutes les révélations sur ce qui s’est passé durant la guerre. Un grand nombre d'informations sur les camps de concentration et les camps de travail nazis ou soviétiques émergent avec des mémoires de survivants, des journaux, des romans, des poèmes aussi bien que des documents officiels.
Arendt en tire la conclusion que ce sont les camps de concentration qui distinguent la forme totalitaire de gouvernement de toute autre. Arendt prête attention aux similitudes entre les régimes nazi et stalinien en comparant l'usage que tous deux font des camps de concentration : «L'histoire nazie comme l'histoire soviétique apportent l'évidence qui démontre qu'aucun gouvernement totalitaire ne peut exister sans terreur et qu'aucune terreur ne peut être efficace sans camps de concentration». Cette idée est la clé de la théorie du totalitarisme qu'Arendt va développer dans la dernière partie de son livre.Hannah Arendt résume ses recherches concernant les camps de concentration dans un article de juillet 1948 pour la Partisan Review. Article repris dans la dernière partie des Origines du totalitarisme.
Pour Arendt toutes les autres différences entre les institutions démocratiques et totalitaires peuvent être considérées comme secondaires et subsidiaires. En aucun cas, il ne s'agit d'un conflit entre le socialisme et le capitalisme, entre le capitalisme d'État et la libre entreprise ou entre une domination de classe et une société sans classes. C'est un conflit entre un gouvernement fondé sur les libertés civiles et un gouvernement fondé sur les camps de concentration. Les revirements des lignes politiques de Hitler ou de Staline sont aussi nombreux que confus. Le seul point sans aucun compromis et ni changement opportuniste est l'usage de la terreur, l'institution des camps de concentration et l'abolition permanente des libertés civiles. C’est sur eux que repose fondamentalement le pouvoir des gouvernements totalitaires.
La dernière partie des Origines du totalitarisme qui exprime la conviction que les régimes nazi et stalinien sont, par essence, une même forme de gouvernement, est écrite entre 1948 et le printemps 1949.
Les Origines du totalitarisme : publication
Au début de 1948 le Plan Marshall donne lieu aux Etats-Unis à un violent débat. Les
groupes libéraux ou procommunistes dénoncent une manœuvre antisoviétique. Les conservateurs lui reprochent de conduire à une politique de «New Deal total».En février le gouvernement tchécoslovaque est renversé par les communistes avec le soutien de l’URSS.
Un vent de peur traverse les États-Unis. Peur de la guerre pendant un moment, puis, sur une bien plus longue période, peur du communisme qui se mue en un inébranlable retranchement.
Les excès rhétoriques des libéraux et des conservateurs américains gomment la distinction essentielle qu’Arendt établit dans son livre entre la politique extérieure agressive des Soviétiques et leur violation d'un droit qu'elle considère comme fondamental, le droit pour chaque individu d'une société politique.
Arendt sait fort bien que l'agressivité de la politique extérieure soviétique n'autorise en rien une intervention. Mais, dit-elle, les camps de concentration soviétiques «qui privent des millions d'individus des bénéfices — aussi douteux soient-ils — des lois de leur propre pays, peuvent et doivent fournir le prétexte à une action qui n’a pas à tenir compte des droits et règles de la souveraineté nationale». Et, pour elle, l'initiative en revient à un comité des Nations et non à un seul pays.
Dans les conférences qu’elle tient alors, Arendt exprime deux espoirs. Le premier que les antistaliniens américains abandonnent leurs liens avec les anciennes factions de la révolution russe afin de s'opposer au totalitarisme comme à quelque chose de plus qu'une simple création de Staline. Le second que les Européens reviennent sur leur mauvaise interprétation de l'anti-stalinisme américain.
«Le visiteur européen ne peut pas percevoir directement les réactions politiques des États-Unis : elles sont voilées par une société de surface dont la publicité et les relations publiques multiplient tous les facteurs sociaux comme un miroir multiplie la lumière de telle sorte que l'éclat le plus extérieur paraît être la réalité la plus enfouie».
Pour Arendt la gauche européenne ne comprend pas comment des individus socialement conformistes peuvent être politiquement indépendants et posséder un sentiment profond de leurs responsabilités civiles.
Les intellectuels américains qui s'opposent au totalitarisme, dit Arendt, n'ont pas réussi à faire comprendre aux Européens leur opposition de fait aux traits virtuellement totalitaires de la société américaine : le conformisme dominant, l'identification des individus à leur travail, la focalisation sur l'accomplissement et le succès, et la fantastique surévaluation de la publicité. Ils n'ont pas appris aux Européens que leur critique sociale va de pair avec le soutien qu'ils apportent au statu quo politique.
Hannah Arendt consolide une position qu'elle n'abandonnera jamais. Il faut maintenir les principes républicains du XVIIIe siècle américain pendant qu'on combat toutes les forces intérieures contraires à la liberté politique qui les menacent, ainsi que les maux de la société de masse. Elle est et restera à la fois conservatrice et révolutionnaire.
Arendt sent que dans une atmosphère d'opposition confuse à Staline plutôt qu'au totalitarisme en général, son livre correspond à un besoin urgent. Elle expose cette urgence dans son article de 1948 pour la Partisan Review (plus tard incorporé aux Origines du totalitarisme) : «Une compréhension exacte de la nature du principe totalitaire, exigée par notre peur des camps de concentration, peut servir à dévaluer les vieilles ombres politiques de la droite à la gauche et, en dehors comme au-delà d'elles, à introduire le plus essentiel critère politique requis pour juger des événements de notre époque. Conduiront-ils ou non au totalitarisme ?».
Elle partage avec Jaspers le sentiment qu'il exprime en 1946 : «Ce qui se passe aujourd'hui fournira peut-être un jour le fondement et l'architecture d'un monde».
A suivre…