J’ai eu beau caresser toutes sortes de gris-gris cette semaine, il me manque encore un peu de matière grise pour me remettre à griffonner. Ne faites pas grise mine, le Chat, j’ai dans mes vieux grimoires quelques gris bouillis de jeunesse qui sauront peut-être vous griser. J’aurais bien quelques grivoiseries à vous proposer, mais on pourrait me prendre en grippe. J’ai donc pensé qu’après avoir grignoté un peu de mon théâtre, vous ne feriez pas la grimace devant une nouvelle. Pardonnez-moi de grimer une dernière fois mes balbutiements, ma griffe chronique n’en sera que plus incisive la prochaine fois.
Sophie
La nuit, tous les taxis sont gris*
Lundi, 22 heures… Le siège avant de la Peugeot est encore tiède. Malik s’assoit avec délice dans
1 heure… C’est la pause-café sans laquelle le corps s’engourdit et la paupière s’alourdit. « Je l’kif ton café, Paulette !… Ah, merde, putain ! V’là les keufs, j’suis en double file ! À plus ! ». Malik laisse quelques euros sur le zinc et court jusqu’à la 309. Trop tard ! Un agent de police, archétype du fonctionnaire agressif lui aboie : « Tes papiers et ceux du véhicule ! » Malik a appris l’humilité, il ne se braque plus contre l’autorité. Ça lui a pris du temps, la haine était devenue une seconde peau. Petit-fils de Harki, il a longtemps porté comme un fardeau l’histoire de ce grand-père pris entre deux loyautés et condamné à l’exil pour fidélité envers les anciens colons. L’Algérie condamne encore Mustapha pour sa traîtrise et la France l’ignore toujours quarante ans plus tard. Fils de Maghrébine, il a souffert à ses côtés des quolibets racistes et violents jetés sans raison sur leur passage. C’est ainsi que, comme la majorité des petits beurs, il a vécu une partie de sa jeunesse derrière les barreaux, coupable d’avoir pris trop à cœur ces injustices. À chacune de ses sorties de prison, Rachida était toujours là, maternelle, attentive et confiante en l’avenir de son seul homme. « Malik, tu vas devenir quelqu’un de bien, inch’Allah ». C’est pour elle aujourd’hui encore et sans hausser le ton qu’il répond au gendarme : « Y’a pas d’blème, j’suis en règle ! ».
En remontant, dans sa voiture, il se penche pour ranger ses papiers dans le vide-poche. Sous la banquette du passager, quelque chose attire son regard. Une médaille de saint Christophe… Il a lu quelque part que c’était le saint patron des automobilistes… Il ne croit pas à ces sornettes, cela fait belle lurette qu’il ne croit plus en rien, mais la médaille est jolie et délicate. À qui peut-elle appartenir, si ce n’est à celui qui occupe son taxi le jour ? Il accroche la médaille au rétroviseur et se dirige vers la gare du Nord pour l’arrivée des derniers trains.
5 heures… Malik gare sa Peugeot à l’endroit prévu. Il s’étire, récupère ses effets personnels et quitte presque à regret son véhicule. Il marche jusqu’au béton des cités qui dorment encore. Les néons blafards se taisent, laissant apparaître un soleil timide.
Mardi, 22 heures… La centrale est mal éclairée ce soir. Malik se dirige presque à tâtons vers l’emplacement de la Peugeot. L’ouïe plus aiguisée par l’obscurité, il perçoit le bruit de talons hauts qui s’éloignent. Une femme ici ? Il ouvre la portière du taxi et s’assoit face à son rituel, mais il reste immobile, les yeux clos. Il flotte dans la carlingue un parfum subtil d’amande douce. Il aime cette odeur particulière, qui lui est devenue familière depuis peu et sans qu’il ne s’en rende vraiment compte. Cela fait peut-être une semaine… ou deux que Robert, son collègue de jour a quitté son emploi. Qui l’a remplacé ? C’est la première fois qu’il se pose la question et la réponse est évidente tout à coup, troublante aussi. Une femme partage son univers ! Il allume le plafonnier et cherche d’autres indices de cette présence féminine. La jolie médaille pend toujours le long du rétroviseur et dans le cendrier, la plus excitante des preuves : un mégot couvert de rouge à lèvres carmin… Elle ne peut qu’être belle. Malik a une imagination fertile. C’est sans doute le seul héritage que son salopard de père lui a légué ! Il s’est toujours demandé s’il lui ressemblait. Sa mère l’avait rencontré par hasard sur les barricades de Nanterre un 24 mai 1968. Un manifestant maladroit venait de lui lancer une pierre qui lui avait tailladé sévèrement la joue droite. Elle avait pris soin du blessé, l’avait emmené à l’infirmerie du campus où, profitant de cette nouvelle libération sexuelle prônée par la jeunesse, il avait baisé cette beauté exotique sur un matelas de fortune. Quand l’étudiant en Arts et Lettres apprit la grossesse, il disparut sans demander son reste.
2 heures… La nuit est longue. Les clients se suivent et se ressemblent. Beaucoup d’alcool au fond des paupières.
5 heures 10… Malik s’attarde dans l’espoir d’apercevoir celle qui va le remplacer au volant. Et puis, tout à coup, il change d’avis et quitte précipitamment la centrale. Cette rencontre risque de le décevoir, comme toutes les autres, et il veut continuer à se bercer d’illusions. Pour une fois ! En restant maître de ses fantasmes, il ne subira aucune trahison. « Comme la lune aspire à rencontrer le soleil, le taxi de nuit se languit du taxi de jour… V’là que je m’laisse aller à faire de la sicmu avec les mots, si on m’entend, on va dire que j’me la pète grave ! »
5 heures… Malik s’enhardit et laisse une trace de lui dans la voiture, juste pour faire comprendre à cette femme spirituelle qu’il aime la complexité de leur relation naissante.
5 heures 10… Malik marche tranquillement vers la cité. Il est heureux. Ça sent bon le pain grillé. Une voiture s’approche derrière lui. Il reconnaît le bruit du moteur caractéristique des Peugeot. Il se retourne cédant à un curieux pressentiment. C’est bien son taxi qui s’arrête à sa hauteur. Un homme en sort lui tendant son écharpe. Il a une profonde cicatrice sur la joue droite.
* En France dans les années 70, les Arabes étaient parfois appelés « gris », au même titre que les Africains « noirs ».