« Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J’ai
reçu un télégramme de l’asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués". Cela ne veut rien dire. C’était peut-être hier. » (Albert Camus, "L’Étranger",
1942).
Rapprocher Camus du temps de la Toussaint, cela peut avoir un sens. En y réfléchissant bien, c’est Camus qui
m’a rejoint puis accompagné dans l’idée que je me faisais de la mort. Et par ricochet, de la vie. "Le Mythe de Sisyphe" est à cet égard essentiel dans la pensée humaine. Il fait même froid dans
le dos. L’essai est clair, précis, incisif. Il vise en plein cœur, à l’essentiel.
Rejoint, parce que je l’ai lu assez tardivement dans mon apprentissage de la vie. J’ai pu le connaître en
dehors de sa façade scolaire qui, de toute façon, ne me paraît pas très pertinente. La philosophie est un art qui s’apprivoise par sa propre volonté, sa propre expérience, sa propre curiosité,
ses propres envies. Il ne faut pas l’imposer. En tout cas, pas oppresser les écoliers par des auteurs qu’ils risquent ensuite de rejeter pour une période longue.
Albert Camus a ainsi été mon prêtre répondant. Mon médecin de famille. Mon psychologue de service. Mon
précepteur personnel. Mon conseiller ultime. Mon confident discret et toujours présent. Quand la vie s’endeuille. Quand la vie doute. Quand la vie inquiète.
Depuis Camus, j’aurais tendance à dire que la société de consommation l’a emporté sur la société de réflexion
et de méditation. On le voit même pour l’information. La rapidité des échanges, grâce aux (nouvelles) technologies, grâce à Internet, aux chaînes d’information continue, à Twitter, à Facebook,
encourage la réaction à court terme, à chaud, la sur-réaction de l’émotionnel sur la réflexion, la raison, la distance.
Ce n’est pas l’émotion ni la réaction qui empêchent la réflexion, mais la rapidité et surtout, le nombre. Il
y a tant de stimuli à la pensée, des événements qui s’accumulent, se succèdent, s’enchaînent, s’interconnectent jusqu’à la "nausée" qu’il est bien difficile d’y déceler un sens, d’y mettre un
sens.
On le voit chez les responsables politiques incapables d’engager le peuple dans une voie d’avenir, dans une
vision, trop préoccupés par l’immédiat, pas seulement des préoccupations électorales, d’ailleurs, mais aussi des préoccupations techniques, nécessaires, des résolutions de multiples crises qui
mangent énergie et ressources et entraînent cette incompréhension de l’ensemble, ce non-sens, ce no-futur qui paraît si présent aujourd’hui dans la société "postmoderne" blasée par tout. Croire
que ses enfants auront une vie moins agréable que la sienne est un véritable échec moral de l’idée que je peux me faire du progrès humain.
Toute cette surenchère de communication, ces multiples polémiques inutiles, ces discussions stériles, ces
échos futiles, ces matraquages commerciaux pour acheter le dernier bijou électronique en vogue, ce paroxysme du "Toujours plus" semblent aboutir à une sorte d’impasse sociétale qui aggrave la
"fracture sociale" entre ceux qui ont et ceux qui n’ont pas, entre ceux qui décident et ceux qui ne décident pas.
L’œuvre d’Albert Camus est somme toute à la fois légère et dense. Légère car inachevée, dense car chaque mot
compte avec lui. Le style est court, élagué, efficace. La diversité de son expression, essais, romans, pièces de théâtre, lettres, donne aussi à sa pensée des perspectives multiples pour décrire
l’essentiel.
Par des mots simples, Camus fait mouche de façon quasi-universelle. Jean-Paul Sartre (dont le style est, lui
aussi, très acéré) considérait que Camus était « l’héritier actuelle de cette longue lignée de moralistes » : « Son humanisme têtu, étroit et pur, austère et sensuel, livrait un combat douteux contre les événements massifs et difformes de ce temps. Mais inversement,
par l’opiniâtreté de ses refus, il réaffirmait, au cœur de notre époque, contre les machiavélismes, contre le veau d’or du réalisme, l’existence du fait moral. » (réaction à la
mort de Camus citée par Jean Daniel).
Albert Camus est surtout un philosophe accessible à tout le monde, à tous les êtres humains. En peu de mots,
de manière tranchante et dérangeante, il remet le monde à sa juste place, entre le futile et l’essentiel. Hiérarchise les réflexions, les enjeux.
« Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie
vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l’esprit a neuf ou douze catégories, vient
ensuite. Ce sont des jeux ; il faut d’abord répondre. Et s’il est vrai, comme le veut Nietzsche, qu’un philosophe, pour être estimable, doive prêcher d’exemple, on saisit l’importance de
cette réponse puisqu’elle va précéder le geste définitif. Ce sont là des évidences sensibles au cœur, mais qu’il faut approfondir pour les rendre claires à l’esprit.
Si je demande à quoi juger que telle question est plus pressante que telle autre, je réponds que
c’est aux actions qu’elle engage. Je n’ai jamais vu personne mourir pour l’argument ontologique. Galilée, qui tenait une vérité scientifique d’importance, l’abjura le plus aisément du monde dès
qu’elle mit sa vie en péril. Dans un certain sens, il fit bien. Cette vérité ne valait pas le bûcher. Qui de la Terre ou du Soleil tourne autour de l’autre, cela est profondément indifférent.
Pour tout dire, c’est une question futile. En revanche, je vois que beaucoup de gens meurent parce qu’ils estiment que la vie ne vaut pas la peine d’être vécue. J’en vois d’autres qui se font
paradoxalement tuer pour les idées ou les illusions qui leur donnent raison de vivre (ce qu’on appelle une raison de vivre est en même temps une excellente raison de mourir ). Je juge donc
que le sens de la vie est la plus pressante des questions. Comment y répondre ? Sur tous les problèmes essentiels, j’entends par là ceux qui risquent de faire mourir ou ceux qui décuplent la
passion de vivre, il n’y a probablement que deux méthodes de pensée, celle de La Palisse et celle de Don Quichotte. C’est l’équilibre de l’évidence et du lyrisme qui peut seul nous permettre
d’accéder en même temps à l’émotion et à la clarté. Dans un sujet à la fois si humble et si chargé de pathétique, la dialectique savante et classique doit donc céder la place, on le conçoit, à
une attitude d’esprit plus modeste qui procède à la fois du bon sens et de la sympathie. »
(Albert Camus, "Le Mythe de Sisyphe", 1942)
Le début de cet essai sur l’absurde est clair et va droit au but : il replace l’homme dans son contexte
humain, celui de sa vie, de la conscience de celle-ci et son intérêt ou pas à la vivre.
C’est sans doute pour cette raison qu’en perte d’identité et de repères, beaucoup de personnes doutent du
sens qu’elles peuvent mettre à leur existence. Ce qui crée aujourd’hui un malaise social que la crise économique durable depuis trente ans a amplifié.
La conclusion du livre est tout autant incisive et dense en signification :
« Je laisse Sisyphe au bas de sa montagne ! On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe
enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains
de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit, à lui seul, forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe
heureux. »
(Albert Camus, "Le Mythe de Sisyphe", 1942)
Camus avait eu cette lucidité du perpétuel recommencement en déclarant, lorsqu’il reçut son Prix Nobel de Littérature (regrettant par ailleurs qu’André Malraux ne l’ai pas obtenu) : « Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait qu’elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle
consiste à empêcher que le monde ne se défasse. » (Stockholm le 10 décembre 1957).
L’œuvre de Camus s’est articulée autour de trois thèmes majeurs donnant
un cheminement philosophique à sa pensée : l’absurde, la révolte et l’amour. Sans doute le dernier thème, celui de l’espérance, aurait été développé avec plus de vigueur et de démonstration
sans la survenue soudaine de son tragique accident.
« Alors naît la joie étrange qui aide à vivre et mourir. »
(Albert Camus, "L’Homme révolté", 1951)
Aussi sur le
blog.
Sylvain Rakotoarison (7 novembre
2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Un homme libre.
La dépêche annonçant la mort d’Albert
Camus.
Pas de
Panthéon pour Albert Camus.
http://www.agoravox.fr/actualites/citoyennete/article/alors-nait-la-joie-etrange-qui-143101