« les portes du paradis étaient basses, contrairement à ce à quoi on pouvait s'attendre. » - Valter Hugo Mãe - l'apocalypse des travailleurs (Métailié, 2013 - trad. portugais par Danielle Schramm) par Antonio Werli

Par Fric Frac Club
Malevitch, Carré noir sur fond blanc, 1915. Valter Hugo Mãe, dont c'est ici le premier roman publié en France, en était peut-être venu à la conclusion suivante au moment d'entamer l'écriture de l'apocalypse des travailleurs (avec une minuscule, voulez-vous) : les personnages de fiction sont aujourd'hui plus que jamais des clichés. Tous types de personnages. Le Nouveau Roman avait tenté de trancher la question, par exemple en les supprimant bonnement, sans parler des modernistes de tous horizons qui n'ont cessé d'imaginer de nouvelles formes pour fabriquer des récits. Mais pour autant faut-il vraiment se défaire d'eux (des personnages, évidemment, pas des modernistes) ? Peut-on même s'en défaire ? Mãe a choisi, semble-t-il, de prendre le problème à bras le corps et, comme l'indique Catherine Simon dans une édition récente du Monde, de « faire de l'humain avec ces pantins aliénés, qui ont si bien assimilé les poncifs qu'on leur a collé sur le front. ». Et Mãe de mettre en scène dans un Portugal rongé par un temps de crise et d'effondrement des idéologies : Maria da Graça, une femme de ménage aux rêves d'amour et de paradis ; un « vieux maudit » d'intello, monsieur Ferreira, amateur d'art et des fesses de la première ; Andriy, jeune émigré ukrainien à la recherche de l'opulence de l'Europe de l'ouest ; Quiteria, la bonne copine et amante d'Andriy, toujours dans les bons coups ; et même ce bon vieux Saint-Pierre, conscience onirique de la très romanesque Maria. Alors, avec ces protagonistes-là et quelques autres de second rang, Valter Hugo Mãe s'amuse comme un petit fou, et avec ses pions romanesques, il parvient à faire prendre l'épaisseur, à faire mousser, à sortir une pâte qui prend forme et l'on dirait bien que l'auteur a retenu quelques leçons de la lecture, entre autres, de Madame Bovary – avec laquelle Maria a d'ailleurs certains points commun, même s'ils apparaissent dans un miroir déformant. Il parvient jusqu'à faire oublier le titre de son livre, qui s'affichait comme un peu trop clinquant au départ, surtout pour une histoire qui en définitive ne concerne ni la fin de la classe ouvrière, ni une quelconque secte de trimardeurs… Des points communs avec la Bovary ? Maria comme Emma tentent toutes deux d'accéder au rêve d'une classe supérieure, elles ont le désir à fleur de peau sans jamais parvenir à le combler, et fatalement toutes deux finissent par jongler avec du poison. Dans le cas de Maria, c'est de la Javel. Et à petite dose dans la soupe de son marin de mari, elle distille à cet absent salopard comme dans un système de vases communicants, le propre fiel que sa vie lui fait quotidiennement régurgiter. Bien entendu, ça finira mal, et pas que pour elle. Mais ça, rappelez-vous, c'est dès le titre. Cet apocalypse, ça pourrait bien être que pour qu'un personnage romanesque obtienne l'épaisseur adéquate, il doive faire des étincelles à la toute fin. Je vous laisse découvrir lesquelles, car pour y venir, on se laisse prendre au jeu jusqu'au bout, défiant et vainquant ces situations de presque déjà-vus que l'auteur impose, ses figures quasi archétypes, et quelque particularité de son style, j'y arrive. Dans une construction maligne et un style maîtrisé, Valter Hugo Mãe fait se succéder tableaux portugais, où Maria tient le haut du pavé, et tableaux ukrainiens, l'incursion d'Andriy nécessitant immanquablement d'ajouter une épaisseur supplémentaire. Mêlant scènes de drame, souvenirs et projections, et les considérations de Maria, le secret de la construction du roman vient probablement de ne pas tracer le récit avec une traditionnelle ligne droite, mais de faire des nœuds dans les vies de ces « travailleurs », évidente classe socio-économique à laquelle les protagonistes appartiennent. Je me demande tout de même s'il n'y a pas une signification supplémentaire à ces travailleurs, et s'il ne s'agit pas plutôt des personnages en tant que tels, ceux à partir desquels l'auteur invente son roman, les vrais bourreaux de travail, qui ne cessent de trimer, le plus convenablement possible pour lui, de la première à la dernière ligne, au-delà des contraintes et des tâches à accomplir. En l'occurrence ici, il faut donc ajouter que par-delà le pur jeu romanesque, les personnages ont une dernière épreuve de poids à réussir. Mãe, soit par respect pour ses petites gens, soit comme par clin d'œil (si je peux me permettre, peut-être plus à la ponctuation désacralisante de Saramago qu'à la respiration narrative de Lobo Antunes, chère Catherine Simon, et de plus, Mãe emploie la virgule avec régularité, le livre commençant même par « la nuit, »… bref) ou comme par simple provocation, a décidé de dégager toute majuscule de son texte. Quoiqu'il en soit, il doit être difficile pour un « jeune » portugais de se défaire de l'influence de ces deux géants, alors autant y aller à fond. Et du reste, force est de constater que le lecteur que je suis ne lui en tient pas rigueur. Les personnages ont fait un boulot de qualité, et l'écrivain aussi.