Le port de Khasab – et le ponton en pierre où j’ai tenté de passer la nuit. Sur la droite, le dhow (troisième bateau en partant du bas) sur lequel j’ai dormi clandestinement.
Khasab, au nord de la péninsule de Musandam (Oman). Un petit territoire omanais stratégique, pénétrant le détroit d’Ormuz – région mythique et quasi-mythologique où passe 30 % du commerce de pétrole mondial.
Lorsque le ferry reliant Khasab à Mascate (capitale du pays) prend la mer, les écumes dessinées ont un air de ligne frontalière. A bâbord, les eaux de l’Iran, où l’on n’aperçoit aucun navire, aucun bâtiment – juste l’appel du large. A tribord, les eaux territoriales d’Oman, où, ce jour-là, passent et jettent l’ancre une centaine de pétroliers, supertankers, navires marchands, méthaniers, porte-conteneurs du monde ; où patrouillent les navires de la flotte US et les destroyers français qui s’assurent que rien ne pète, qui montrent leurs gros bras aux bassidjis, chargés de la sécurité intérieure et extérieure de l’ancienne Perse – pas plus impressionnés que ça.
A terre, sur la péninsule de Musandam, on observe à la tombée du jour des contrebandiers iraniens, omanais et indiens prendre le large en direction de l’île de Qeshm (Iran). Ils apportent de la nourriture, des frigos, des voitures, des matériaux de construction, des tablettes tactiles et des smartphones, du matériel médical, des écrans plats – tout ce que l’embargo américain empêche d’acheminer légalement au pays des mollahs et que les Iraniens pâtissent de manquer. Les marchandises transitent par Dubaï, vendues par des fournisseurs (souvent américains) qui savent pertinemment où finissent leurs produits. Les navires occidentaux, et omanais qui patrouillent dans le détroit, quant à eux, n’embêtent quasiment jamais ces esquifs.
Parfois, les bassidjis, équipés de vedettes légères et rapides à la manière des pirates somaliens, s’aventurent dans les eaux omanaises jusqu’au port de Khasab pour aller à leur poursuite ; et s’en font chasser par les gardes-côtes omanais qui leur rétorquent : « pas touche ! Ils sont ici chez eux, tout à fait légalement ».
Un contrebandier prenant le large vers l’Iran depuis Oman.
Fuir ses employeurs saoudiens tyranniques
Oman, où je suis arrivé, où les gens me disent bonjour dans la rue, où il fait bon de se promener sans avoir à se soucier de l’absence de bienveillance des gens croisés. J’y suis arrivé mardi dernier, après un trajet rapide et rigolo entre Ras Al Khaimah (Emirats Arabes Unis) et Khasab.
Le passage de frontière : scène comique où je tends mon passeport au douanier émirati avec un grand sourire, et lui de me répondre avec un gros regard noir. Voit l’état pitoyable de la chose, s’amuse à gratter la photo, le prend avec deux doigts d’un air dégouté en disant « qu’est-ce que c’est que ça ? » et appelle son supérieur.
- « Captain ! »
- « Hum ? »
- « xxxxxxxxx xxxx xxxx xxx Filipino xxx xxx xxxx xxxx. »
- « xxxxx »
Le capitaine me regarde, regarde mon sac, regarde ma dégaine, et me demande :
- « Philippin ? »
- « … Non … Allez quoi, vous avez mon passeport dans les mains ! Je suis Français ! »
- « Vous avez l’air Philippin … » [note: il y a énormément d'immigrés philippins dans les pays du Golfe]
- « Mes parents sont d’origine cambodgienne. »
- « Moi, je pense que vous êtes Philippin et que ceci est un faux passeport, volé à un Français. »
- « Je voyage juste un peu trop et le passeport s’abime ! Regardez tous les visas ! »
- « Ça peut très bien être des faux. Je pense que vous voulez rentrer aux Philippines illégalement parce que vous n’aimez pas travailler ici, aux Émirats Arabes Unis. »
Regard éberlué.
- « Je pense que vos maîtres ont confisqué votre passeport [comme le font la plupart des employeurs émiratis ou saoudiens], que vous avez volé celui-ci à un touriste français, et que vous voulez vous en servir pour aller aux Philippines. »
Regard éberlué bis. Crise de fou rire.
- « Vous pensez que c’est drôle ? »
- « … Appelez l’ambassade française … Ils vous diront si un ressortissant français, un dénommé « moi-même », a perdu son passeport. »
Et s’en est suivi vérification d’identité, moi qui devait parler au téléphone en Français pour confirmer que j’étais pas un Filipino voleur-de-passeport-français ; et le mec, au bout du fil, mort de rire.
L’un des fjords de Musandam
Les Fjords d’Arabie
Khasab, toute petite ville où un gamin m’a jeté une pierre dix minutes après mon arrivée – seul point noir d’hostilité rapidement nettoyé, tous les autres jours, par la gentillesse des passants qui me font coucou de la main, disent bonjour et klaxonnent, proposent de t’avancer en voiture sans autre plaisir que d’échanger un bout de conversation.
Les Omanais sont quasiment tous habillés en dishdasha blanche, longue tunique couvrant hommes et femmes du cou jusqu’aux pieds, avec un petit couvre-chef rond qu’on croirait, de loin, tissé en point de croix. Ils sont très gentils, se font aussi, comme les Emiratis, des bisous esquimaux et des bisous sur la bouche pour se dire bonjour ; mais la ville a l’air triste, morne et ennuyante. Je mange délicieusement indien (avec les mains) pour 0,80 €, avec un Chai absolument superbe, qu’ils font transvaser en l’air, entre deux coupes à un mètre l’une de l’autre.
J’ai attrapé un rhume alors qu’il fait 32°C dehors ; les intérieurs sont pourris par une clim’ incessante, comme aux Émirats, et mon nez coule.
Et les superbes fjords du Musandam, sur un Dhow – bateau de bois traditionnel omanais qui se promène tranquillement au milieu des dauphins, sur la mer d’Oman, sur une eau d’émeraude, et des coraux, et des petits poissons, et de superbes spots de plongée pour ceux qui le peuvent et pour les autres, comme moi, qui ne peuvent plonger qu’auprès des bateaux, l’émerveillement tout de même lorsque passent tout autour de toi des poissons, des centaines de poissons, attirés par les miettes de pain que jette le capitaine du dhow à ton encontre. La drôle d’impression d’être un repas dont ne voudrait aucun poisson végétarien.
Et la nuit, épique, à la belle étoile parce que les hôtels, le week-end (Vendredi et Samedi), sont trop chers (minimum 60 €), et complets. Les plages étaient recouvertes de tentes d’expatriés, d’Emiratis, d’Omanais venus de Dubai et de Mascate, et de 4×4 dégueulant de la musique orientale, empestant l’air de gros nuages de poussière et de fumée. Du bruit, de gros rires et, de toute façon, le sentiment d’être complètement à découvert sans une tente pour me protéger.
Sur les routes du Musandam
Pathétique « clochard céleste »
Alors, pour dormir à la belle étoile, je me suis dirigé vers un ponton en pierre, une digue pénétrant la mer et creusant un chenal par lequel passent les bateaux, les ferries, les contrebandiers, les touristes et les plongeurs sous-marin. Une demi-heure, afin de trouver un gros caillou convenable ; peur de voir mon sac (et mon passeport, et mon argent, etc) tomber dans un trou entre deux gros cailloux, et légère appréhension à l’idée que je pourrais moi-même tomber dans l’un d’eux. Installé plus ou moins sommairement, les yeux qui se ferment, qui se rouvrent, l’arrête d’un rocher entre le coude et le cul, je me suis senti pathétique.
« Clochard céleste » – l’expression prenait tout son sens. Le dénuement total, et la poésie de la belle étoile, mais la solitude et le sentiment d’une misère absolue. L’inconfort et les pensées, les larmes qui seraient montées si je pleurais facilement, l’envie d’être … ailleurs, plutôt qu’entre ces gros cailloux douloureux. Une heure, passée là, à me retourner sans cesse pour essayer de trouver la meilleure position possible, entre deux coups de klaxons de hors-bord passant à toute vitesse pas loin de moi, entre deux passants sur la jetée aux yeux desquels j’étais invisible ; et puis, j’en ai eu marre, et je suis parti.
Mon égo, mon moi, en ont pris un sérieux coup. L’impression de toucher le fond, tellement pauvre qu’incapable de se payer une nuit à l’hôtel, et même pas capable de résister à deux ou trois cailloux inconfortables. Peut-être suis-je trop exigeant, envers moi-même et envers les autres, je sais, mais là, j’ai craqué.
Et puis, sur le chemin du retour, j’ai croisé des Dhows. Ils sont recouverts de coussins, de petits matelas … Alors, je suis monté à bord et j’y ai fait mon nid, choisissant l’endroit qui me permettrait de rester inaperçu, bien installé, sur un sol moelleux, coussins en prime.
Patatra – arriva ce qu’il devait arriver : le proprio est monté à bord vingt minutes à peine après que je m’y sois installé.
Air incrédule. Il me dit un truc en Hindi, en Arabe, je lui réponds en Anglais, il me regarde avec des yeux éberlués.
- « Euh … Votre bateau ? »
- « Oui, mon bateau ! »
- « Joli bateau. »
Il fait ce mouvement de la main, paume en-bas qu’on retourne vers le haut, et qu’on pourrait traduire par : What The Fuck ? (« c’est quoi ce bin’s ? »)
- « Désolé. Tous les hôtels sont complets. »
- « Golden Tulipe ? »
- « Peux pas, c’est 100 riales (= 200 €) la nuit ! »
- « 100 omr ?!! »
Yeux éberlués bis. Il me dit :
- « Pars. »
- « Ok … Je vais partir … Quelque part … »
Moi : yeux pathétiques, air de chien battu, désespoir complet. Je n’avais même pas besoin de jouer la comédie. Exténué, je prends mon temps pour remettre les chaussures que j’avais enlevé pour ne pas marcher avec sur les tapis persans, je prends mon sac à dos, ma serviette de bain, et je me lève et …
- « Attends. »
- « Oui ? »
- « Tu peux dormir là. »
- « C’est vraiiiii ?? »
- « Viens. »
Sur le quai, plusieurs Dhows sont accrochés les uns aux autres. Il m’emmène sur le sien, me trouve la place la plus éloignée des sources de lumière, met une serviette sur le matelas pour que ce soit plus confortable et m’installe un coussin.
C’était un Bangladais, devenu capitaine de Dhow touristique par la force des choses. Le bateau ne lui appartient pas mais, il s’en occupe comme si, dort dessus, mange dessus, vit dessus. Un peu comme si je m’étais pointé dans la maison de son voisin, qu’il m’avait vu, interpellé, puis invité dans sa propre maison. Il m’offre un plateau de fruit – bananes, pommes, oranges – en pensant que je n’avais pas encore diné. Il me pointe le frigo de bord, dans lequel j’ai le droit de me servir – de l’eau, des jus de fruit, des sodas – mais je n’ose toucher à rien. Je n’en ai ni besoin, ni envie, et lui suis déjà trop reconnaissant pour prendre, en sus, quoi que ce soit.
Il finit par s’en aller je-ne-sais-où ; et moi, de m’endormir, sur le ponton d’un bateau traditionnel omanais – et à jamais, la reconnaissance, à l’inconnu capitaine.