Ils ont eu ta peau, ou plutôt ton poil. L’aiguille fatale de l’euthanasie t’a condamné. Recroquevillé sur la table du vétérinaire, tu as un dernier miaulement évoquant un cri d’homme. Je ne sais pas dans quel éden tu finiras mais je sais que longtemps tu observeras nos tentatives pour faire avec cette chienne de vie. Toi qui n’aimas que les oiseaux.
Nous t’avons adopté tout petit. Avec un sens de l’humour très singulier tu te cachais dans les escarpins de ma mère, ceux qu’elle portait avant d’avoir mal au dos et de ce fait mal partout. Une micro boule de poils disgracieuse et espiègle, toutes griffes dehors. Tombé par mégarde dans les water-closed, tu faillis mourir avant l’heure et échapper à notre tableau de famille orchestré par un Dali sous acides.
De ta grâce, de ton déhanché, de ton rayon de soleil auprès duquel tu t’étirais, nous n’avons jamais été à la hauteur choisissant la pluie définitive d’octobre pour maugréer nos soucis. Attentif, tu écoutais ma mère lorsqu’elle partait tout feu tout flamme dans ses lectures de poésie. Autant que moi, tu ronronnais de plaisir sous l’énumération des mots. Un fin lecteur de plus, exempt de toute controverse, rentrait dans la famille.
A mon père, tu apportas le réconfort de ton calme, lorsque t’étirant sur ses cuisses tu apaisais cette hypertension qui faillit bien le conduire dans l’au-delà.
Pour mon frère, tu fus cette compagnie sans jugement tandis que les autres, les normaux de la tête, le rejetaient l’expédiant dans l’enfer des oubliés.
Observateur délicat de nos sourires, de nos regards de travers, de nos vacances à la montagne, de nos sprints sur les routes étouffantes de l’été, tu compris avant tout le monde que nous avons neuf vies et qu’après tout on a bien le droit d’en gâcher une. Dans tes songes peuplés de colibris et de souris, tu sursautais et finissais agrippé au rideau du salon portant les traces de notre pollution urbaine.
Un magicien des livres écrivit que « Si l’on pouvait croiser l’homme et le chat, ça améliorerait l’homme, mais ça dégraderait le chat », tu es la confirmation de l’exactitude de son raisonnement.
Pour toutes ces soirées passées à effleurer ton poil roux, pour toutes ces insomnies inquiètes ou je t’entendais galoper et bondir, pour tous ces coups de griffes que tu n’as jamais donnés, pour toutes ces croquettes que tu sus avaler sans faire le difficile, pour tous ces égarements et ces rires aigus que tu toléras sans jamais perdre tes illusions, je te dis merci.
De toi, je conserverais ce collier avec ton prénom : Poil de carotte. Comme le héros de Jules Renard, tu rêvais bien mieux que nous.