Ernest Meissonier, le grand peintre officiel du Second Empire peint « à chaud » les ruines de la salle des Maréchaux du pavillon central des Tuileries, le lendemain même de l’incendie du 23 mai 1871.
Les ruines du palais des Tuileries
Meissonier, 1871, Musée national du château de Compiègne
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Un témoignage réaliste
Sur cette photographie d’époque, on voit bien les trois ouvertures béantes que le peintre a représentées de l’intérieur : la grande porte carrée en bas, la fenêtre carrée du premier étage, et la petite fenêtre en arc de cercle du second étage. Il n’a exagéré sur rien : ni sur les menuiseries détruites, ni sur les planchers effondrées, ni sur la hauteur des gravats.
La porte du bas
La porte du bas encadre le groupe équestre qui couronne l’Arc de Triomphe du Carrousel. Cette réplique, par le sculpteur Bosio, fut mise là en 1828 pour remplacer les célèbres chevaux de Saint Marc, « empruntés » par Napoléon Ier et restitués aux Vénitiens après Waterloo. Lesquels Vénitiens les avaient d’ailleurs préalablement « empruntés » aux Byzantins, sans retour cette fois. Lesquels les tenaient eux-même de l’empereur romain Constantin.
Exceptionnel par sa rareté, le seul quadrige antique nous soit parvenu intact l’est aussi par son caractère ambigu : dans l’Histoire de France, il est pour les uns l’image de la monarchie pacifique (son titre officiel est La Restauration guidée par la Paix) ; pour les autres celui de l’Empire guerrier.
Plus généralement, on peut y voir le symbole contradictoire de l’apogée des empires (napoléonien, vénitien, byzantin, romain) ou de leur chute :
puisque chaque fois que le quadrige se met en mouvement, un empire s’effondre…
En les plaçant à la place d’honneur, Meissonier nous signifie que la malédiction des chevaux de bronze a encore frappé : avec les Tuileries, c’est le Second Empire qui vient de s’écrouler.
Le plus merveilleux de l’affaire, c’est que le peintre n’a même pas eu besoin de tricher : l’arc de Triomphe du Carrousel se trouve bien à cette place, dans l’enfilade de la grande porte.
Sur l’axe glorieux
Dans le dos du peintre et dans l’implicite du tableau, l’axe glorieux se prolonge, en passant par l’obélisque de la Concorde, jusqu’à l’Arc de Triomphe de l’Etoile.
La salle des Maréchaux n’est pas un endroit pittoresque parmi les ruines :
c’est le point symbolique où se casse la continuité de l’histoire française.
Le peintre favori de l’Empereur a choisi un point de vue engagé.
La fenêtre du haut
La fenêtre du haut est flanquée de deux cartouches ornementaux marqués des noms Marengo et Austerlitz. Là encore, Meissonier n’invente pas : les deux cartouches existaient bel et bien, justement parce que la fenêtre donnait sur l’arc du Carrousel, édifié pour commémorer les victoires de la Grande Armée. Marengo à gauche, Austerlitz à droite, dans l’ordre chronologique.
« Dans ce colossal effondrement, je fus subitement frappé de voir rayonnant intacts les noms de deux victoires incontestées… Marengo!… Austerlitz » Cité par Cain Hungerford, Les choses importantes, Meissonier et la peinture d’histoire.
Reste que cette fenêtre haute suggère irrésistiblement l’image d’un arc de triomphe virtuel qui vient surplomber l’arc réel. Le palais impérial que les communards ont voulu détruire résiste à sa manière en exhibant, très haut au-dessus des gravats, l’emblème d’une forme de victoire.
Le peintre favori de l’Empereur a choisi un cadrage engagé.
Douze ans plus tard
A chaud, en 1871, le tableau de Meissonier dénonce objectivement les incendiaires de la Commune, et subjectivement reste imprégné du « rayonnement » de l’Empire.
Mais le tableau ne fut exposé en public qu’en 1883, à un moment propice où les ruines des Tuileries revenaient dans l’actualité. La Troisième République s’était installée, monarchistes et bonapartistes s’étaient refroidis, et la décision de raser ces ruines encombrantes, autant physiquement que politiquement, avait été prise en 1882.
« Dans ce contexte, le tableau de Meissonier devint le « mémorial » des ruines promises à la disparition et inscrites dans une continuité historique dont témoigne l’inscription latine du cartouche inférieur gravée dans une pierre intacte émergeant des décombres ».
Bertrand Tillier, La commune de Paris, révolution sans images ? p 358
L’inscription latine
La devise rajoutée par Meissonier ne date pas de l’Antiquité romaine (elle aurait été rédigée par Emile Augier) :
« Gloria Maiorum per flammas usque superstes, Maius MDCCCLXXI »
« La gloire des aïeux brille encore au travers, Mai 1871″
Comme le remarque Bertrand Tillier,
« Le choix du latin… permettait à Meissonier de lier le présent des ruines de Paris au passé des vestiges de Rome, et le second Empire à l’Empire Romain, par un double effet de nostalgie. »
Ainsi, par la magie de la formule latine, le témoignage indigné de 1871 perd douze ans plus tard son marquage polémique, devenant un Hommage à la France Eternelle et une Vanité à l’usage des démolisseurs.
Des gravats désactivés
Les chevaux antiques de l’arrière-plan et l’inscription latine du premier plan viennent encadrer les gravats, parmi lesquels on remarque un fragment de volute et la tête d’une statue : on pourrait les croire romains.
Ainsi les déchets de la Commune se trouvent-ils antidatés, désactivés, recyclés en une sorte de résidu générique, sous-produit du passage de l’Histoire.
Du moins telle était l’intention du peintre. Mais comme souvent, le tableau échappe à son maître et se met à divaguer tout seul…
L’escalier détruit
Rappelons que les gravats sont ceux du grand escalier d’honneur qui s’élevait au centre du Palais et menait à ses deux étages.
C’est ici que le hasard fait bien les choses :
- si l’étage du haut, avec ses cartouches Marengo et Austerlitz, est celui du Premier Empire,
- alors l’étage du milieu, avec sa fenêtre vide qui ne débouche sur rien, peut évoquer le Second ;
- le rez-de-chaussée devient alors le niveau du temps présent, celui de la Commune qui met le feu et de la République qui nettoie.
Le tableau retrouve alors toute sa charge tragique et scandaleuse : nous ne sommes pas devant une ruine civilisée à la manière d’Hubert Robert, résultat du lent passage du temps et de la superposition tranquille des époques. Mais devant une ruine accidentelle, conséquence de la folie humaine, qui en une seule journée a fait se collapser trois époques en un chaos inextricable.
L’escalier d’Hubert Robert, qui permettait tranquillement de descendre le cours du temps, depuis le niveau des gloires impériales jusqu’au rez-de chaussée du quotidien, est bien là, sous nos yeux : mais en pièces détachées.
Lu de haut en bas, le tableau retrouve l’évidence d’un désastre, d’une catastrophe de la continuité historique.
Le char tragique
Le char qui s’éloigne au bout de ce chemin de ruines convoque, pour nos yeux du XXIème siècle, l’image d’un tank russe venant de dévaster un palais du Troisième Reich.
La devise du tableau le dit bien : « La gloire des aïeux brille encore au travers ». Ce véhicule que nous voyons s’éloigner au travers des ruines, c’est donc « la gloire des aïeux ».
Deux guerres mondiales plus tard, le tableau nous dit désormais le contraire de ce que voulait Meissonier :
non pas que la Gloire survit aux ruines,
mais que c’est elle qui les cause.
Et son quadrige aveugle trace dans la profondeur son chemin, orthogonal à la chute des époques.
Peintre d’histoire mais pas d’actualités, Meissonier a commis dans sa longue carrière deux tableaux exceptionnels, dont le caractère tragique tranche avec le reste de sa production policée. Les deux sont des témoignages « à chaud », saisis dans l’émotion d’une révolution : vingt ans avant Les ruines du palais des Tuileries, un autre spectacle de désolation s’était imposé à son pinceau…
La Barricade, rue de la Mortellerie, juin 1848,
dit aussi Souvenir de guerre civile
Meissonier, 1849, Musée du Louvre
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Un témoignage de première main
Capitaine d’artillerie dans la garde nationale en 1848, Ernest Meissonier est témoin du massacre d’insurgés sur une barricade. D’après une aquarelle exécutée sur le vif le 25 juin 1848, il peint cette toile en 1849. La jugeant trop choquante, il ne l’exposera qu’au Salon de 1850-1851.
Dans une lettre à son ami le peintre Alfred Stevens, il livre ses émotions de l’époque :
« je l’ai vue [la prise de la barricade] dans toute son horreur, ses défenseurs tués, fusillés, jetés par les fenêtres, couvrant le sol de leur cadavres, la terre n’ayant pas encore bu tout le sang. »
Des pavés humains
Au premier plan, les pavés éparpillés sont les restes de la barricade, éphémère comme un château de sable.
A ce chaos de pierres répond, juste derrière, celui des corps des défenseurs, étalés à même la terre dans la partie dépierrée de la rue : comme si ce revêtement humain remplaçait le revêtement détruit, comme si la rue déjà se vengeait du désordre, comme si la logique du pavage reprenait le pas sur les utopies du pavé.
Seules les tâches bleu, blanc et rouge des vêtements et du sang rappellent que ces vaincus, eux-aussi, combattaient pour la République.
Une composition implacable
Le tableau se divise en deux trapèzes symétriques : en bas la rue et les morts, en haut les façades et les boutiques closes.
Dans Les ruines du palais des Tuileries, la composition frontale ménageait trois échappées vers le ciel bleu. Ici, la composition oblique, qui offrirait en théorie une issue vers l’arrière, fonctionne en fait tout aussi frontalement : lu à plat, le tableau nous montre les révoltés pris au piège contre le cul de sac des façades.
La barricade qui obstrue réellement le passage n’est pas celle des pavés éparpillés :
c’est celle des boutiques obtuses.
Comme si le Commerce avait choisi son camp contre la Rue.
Le parti-pris du peintre
Pour ce tableau, on a taxé Meissonier d’inhumanité, on a vu dans la précision de sa touche l’« indifférence d’un daguerréotype », on a dit que lui aussi avait choisi son camp : celui de l’ordre et de la bourgeoisie.
Peut-être. Sans doute.
Remarquons néanmoins que le point de fuite se situe en dehors du tableau, sur la gauche. Et que Meissonier a apposé son monogramme sur la margelle de pierre, se désignant lui-même comme l’homme sur le trottoir : ni dans la rue des prolétaires, ni dans les murs des propriétaires.
Revendiquant en somme la position marginale de l’artiste.