Annibale Carrracci (Bologne, 1560-Rome, 1609),
Paysage avec une rivière, c.1590
Huile sur toile, 88,3 x 148,1 cm, Washington, National Gallery of Art
(image en très haute définition ici)
Spuntavan già... Après un Sixième Livre de Madrigaux de Gesualdo que je n'aurai peut-être pas le temps de chroniquer, mais que je vous recommande comme un des meilleurs disques consacrés cette année au prince de Venosa, voici qu’éclot, toujours chez Glossa, le deuxième enregistrement signé par La Compagnia del Madrigale, un ensemble qui est en train de s'affirmer comme le successeur naturel de La Venexiana.
Quelques années après s'être installé à Rome, Luca Marenzio fit paraître, en 1580 à Venise, son Primo Libro di Madrigali a cinque voci. Le jeune musicien, natif de Coccaglio, près de Brescia, après des années d'apprentissage fort mal documentées mais dont au moins une partie se déroula probablement auprès de Giovanni Contino, entra, peu avant ou juste après la mort de ce dernier en 1574, au service du cardinal Cristoforo Madruzzo où il ne demeura que quatre ans, rejoignant, à la disparition de son premier patron, la cour de Luigi d'Este, lui aussi cardinal et frère du duc de Ferrare. Les huit années qui s'ouvrirent alors allaient asseoir la réputation du jeune musicien, que les documents nous décrivent comme chanteur et surtout luthiste de grand talent, mais qui n'avait jusqu'alors publié qu'un madrigal, Donna bella e crudel, dans un recueil collectif intitulé Primo fiore della ghirlanda musicale (1577), une œuvre de jeunesse pleine de plaisantes promesses, judicieusement enregistrée à la fin du disque de La Compagnia del Madrigale et qui permet de mesurer les progrès effectués par le compositeur en l'espace des trois ans qui séparent cette pièce isolée de celles du Primo Libro. Ce recueil, premier d'une production de totale de 19 livres, dont un de madrigaux spirituels et un perdu, chiffre auquel il faut encore ajouter 5 livres de canzonette et villanelle, rencontra un succès immédiat et durable, essaimant jusque dans les anciens Pays-Bas, l'Allemagne et l'Angleterre. Marenzio, dans cet opus primum, sacrifie volontiers à l'inspiration pastorale qui était alors à la mode et cultive, tout au long des quatorze pièces, une légèreté et une transparence des textures qui leur permettent de n'être jamais pesantes, y compris lorsque s'invitent les teintes plus mélancoliques (Quando i vostri begl'occhi) appelées à se développer au fil des recueils, ou dans les plus forts moments de tension émotionnelle comme ce Dolorosi martir traversé de chromatismes. Il faut aller voir sous la surface de cette onde où tout paraît glisser avec tant d'aisance pour mesurer tout ce que cette fluidité doit à un métier très sûr qui organise le déroulement de chacune des pièces de façon à ce que jamais leur équilibre ne soit rompu par les différents incidents qui émaillent leur cours. Un des traits les plus frappants de l'art de Marenzio, qui ne fera que s'accentuer au fil du temps, demeure sans doute l'attention minutieuse portée à l'illustration des textes dont les ressorts expressifs sont exploités avec une rare finesse et les images suscitées d'une manière toute picturale ; écoutez, entre cent autres exemples, le début du madrigal Spuntavan già per far il mondo adorno vaghi fioretti et voyez comment le compositeur, avec des moyens très simples, donne à l'auditeur l'impression de voir les « fleurs gracieuses » mentionnées par le texte s'épanouir sous ses yeux. En complément de programme, sont donnés le sensuel madrigal In quel ben nato et la sextine Mentre ti fui sìgrato, tous deux extraits du recueil collectif Dolci affetti (1582). La sextine, qui est théoriquement un poème de six strophes de six vers et d'une strophe de trois vers, sur deux rimes, avec six mêmes mots revenant à la rime dans un ordre déterminé, ne répond pas aux canons du genre, mais elle permet de découvrir comment Marenzio et cinq de ses contemporains, certains connus tels Giovanni Maria Nanino (I) ou Giovanni de Macque (IV), d'autres plus obscurs comme Giovanni Battista Moscaglia (II), Francesco Soriano (V) ou Annibale Zoilo (VI), parviennent à tirer parti d'une forme contrainte, chacun devant composer sur une strophe de six vers. Sans entrer trop avant dans un jeu de comparaisons qui dépasserait largement le cadre d'une chronique, il est frappant de noter combien le musicien de Luigi d'Este sait instiller une profondeur parfois inquiète au cœur de ces récits amoureux dont ses collègues retiennent surtout, non sans talent pour certains, le charme et le caractère brillant.
Dès les premières mesures de l'enregistrement du Primo Libro par La Compagnia del Madrigale, on sent qu'il va se situer sur les mêmes cimes que celles où s'était hissé son Gesualdo, une impression qui ne va faire que se confirmer par la suite. Il y a, chez ces chanteurs, une capacité à établir, en quelques secondes, le climat idoine pour chaque pièce avec une facilité qui semble parfois tenir du sortilège, tant est évident le pouvoir qu'elle a de happer et de captiver durablement l'attention de l'auditeur. Sans en faire plus que le nécessaire, mais avec une suprême maîtrise de leurs effets, une mise en place millimétrée et une musicalité de tous les instants, ils font jaillir les images et la poésie qui abondent dans les madrigaux de Marenzio, et se montrent aussi convaincants aujourd'hui dans leurs miroitements arcadiens qu'ils avaient su traduire hier la tension haletante de l'univers du prince de Venosa. On sent également combien les musiciens ont manifestement pris le temps de s'imprégner des textes et de leurs exigences rhétoriques afin de les traduire, jusque dans leurs moindres nuances, avec le plus de justesse et de raffinement possible. Il faut également souligner que ce travail en profondeur est servi par une équipe d'interprètes tous excellents et rompus au répertoire madrigalesque qui mettent à son service des voix souples, bien timbrées et d'une grande justesse, osant chanter vraiment sans tomber dans des minauderies qui deviennent rapidement insupportables dans des œuvres qui exposent beaucoup les chanteurs. Avec intelligence et sensualité, La Compagnia del Madrigale, forte de son sens inné de la varietas et de son investissement permanent, nous offre une réalisation palpitante et dont les écoutes successives, loin de les épuiser, ne cessent de révéler de nouvelles beautés.
Je vous recommande donc sans hésiter ce disque qui rend pleinement justice à la musique de Marenzio et se place sans rougir aux côtés du Sixième et du Neuvième Livre enregistrés respectivement en 2001 et 1999 par La Venexiana, également pour Glossa. Spuntavan già per far il mondo adorno vaghi fioretti... On ne se lasse pas d'admirer et de respirer ce bouquet de fleurs gracieuses qui s'épanouissent pour orner le monde que nous découvre La Compagnia del Madrigale et on a hâte de respirer les nouveaux et rares parfums que ces surdoués du madrigal sont sans doute déjà en train de composer pour nous.
Luca Marenzio (c.1553-1599), Primo Libro di Madrigali a cinque voci, pièces extraites des recueils Dolci affetti et Primo fiore della ghirlanda musicale
La Compagnia del Madrigale
1 CD [durée totale : 67'38"] Glossa GCD 922802. Incontournable de Passée des arts. Ce disque peut être acheté, entre autres, sur le site de l'éditeur en suivant ce lien.
Extraits proposés :
1. Spuntavan già per far il mondo adorno
2. Dolorosi martir, fieri tormenti
3. O tu che fra le selve oculta vivi, dialogo a otto in riposta d'eco
Un extrait de chaque plage peut être écouté ci-dessous grâce à Qobuz.com :
Luca Marenzio : Primo libro di Madrigali a cinque voci (1580) | Luca Marenzio par Paolo Borgonovo
Illustration complémentaire :
La photographie de La Compagnia del Madrigale est de Simone Bartoli (site Internet ici).