Peut-on lire ce livre sans avoir lu les trois précédents sur Marie Madeleine Marguerite de Montalte, MMMM, l'héroïne de Jean-Philippe Toussaint?
Oui, mais je ne suis pas sûr que le lecteur de ce seul volume puisse, dans ce cas, apprécier toute la saveur de cette tétralogie.
Il est en effet fait allusion dans ce dernier volume à des événements qui se sont produits dans les trois autres et dont il est en quelque sorte l'aboutissement.
Les trois premiers préfigurent donc le dernier et le précèdent d'ailleurs chronologiquement.
Faire l'amour est le roman de la rupture entre Marie et le narrateur (qui ont vécu ensemble pendant cinq ans), après quelques derniers épisodes sexuels, dont l'un interrompu par un fax...
Marie, plasticienne et styliste, se rend à Tokyo, à l'automne, pour exposer des vêtements expérimentaux en titane et en Kevlar au Contemporary Art Space de Shinagawa, sous sa marque Allons-y, Allons-o. Elle a demandé au narrateur de l'y accompagner. Et finalement il a accepté dans le but de rompre avec elle:
"Rompre, je commençais à m'en rendre compte était plutôt un état qu'une action, un deuil qu'une agonie."
Et il n'a pas assisté au vernissage de l'exposition de Marie.
Fuir se passe à Shangaï, l'été précédent, où le narrateur s'est rendu pour accomplir une mission que
lui a confiée Marie. Au cours de ce séjour, il l'aurait trompée avec une chinoise, Li-Qi, si elle ne l'avait appelé au téléphone au moment crucial pour lui annoncer la mort de son père et lui
demander de la rejoindre à l'île d'Elbe pour l'enterrement. Ce qu'il fait aussitôt.
Une fois sur l'île ils se fuient chacun à son tour pour finalement mieux se retrouver dans les bras l'un de l'autre.
La vérité sur Marie est le volet au cours duquel fait son apparition celui que le narrateur appelle Jean-Christophe de G. et qui s'appelle en réalité Jean-Baptiste de Ganay. C'est un homme marié, plus âgé, la cinquantaine. Marie l'a connu à Tokyo lors de son exposition et est rentrée à Paris avec lui.
Jean-Christophe est mort au printemps suivant dans l'appartement de Marie, après une de leurs rares étreintes. Marie a alors appelé le narrateur en lui demandant de venir. Il n'a pu que voir Jean-Christophe emporté à l'hôpital où il devait mourir.
L'été suivant, Marie demande au narrateur de venir la rejoindre sur l'île d'Elbe. A l'issue de ce séjour de deux semaines, pendant lequelles ils font chambre à part, Marie vient, la dernière nuit, retrouver le narrateur dans la sienne...
Nue commence par un des défilés de mode de Marie à Tokyo, où un jeune top-model de dix-sept ans porte pour tout vêtement une robe de miel, poursuivi par un essaim d'abeilles. Cela se termine mal, mais Marie feint d'en avoir organisé l'issue tragique...
C'est dans ce livre que le narrateur dépeint peut-être le mieux Marie et cet épisode est lumineux sur l'image qu'elle veut donner d'elle-même.
Certes cette femme d'affaires, chef d'entreprise, femme de son temps, active et débordée, est une femme tuante, superficielle, légère, frivole et insouciante, tout à la fois, mais, au-delà de ces apparences, une vague plus consistante la porte dans la vie:
"Ce qui caractérisait Marie, et rien d'autre, c'était sa faculté d'être en adéquation avec le monde, c'était ces moments où elle se sentait envahie d'un sentiment de joie pure: des larmes, alors, de façon irrépressible, se mettaient à couler sur ses joues comme si elle se liquéfiait de ravissement."
A propos d'elle, le narrateur parle de disposition océanique ... et il témoigne de "son innocente lubie de se promener à poil à la moindre occasion, qui était comme sa signature, ou son chiffre secret, la preuve de son adéquation consubstantielle au monde, dans ce qu'il a de plus permanent et d'essentiel depuis des centaines de milliers d'années"...
Il raconte qu'il a en fait assisté au vernissage à Tokyo de l'exposition de Marie depuis un hublot de la toiture du
Contemporary Art Space sans qu'elle ne le sache... et qu'il a bien dû apercevoir Jean-Christophe de G.
Deux mois après leur retour de l'île d'Elbe à Paris, où ils ont repris leurs vies séparées, Marie appelle le narrateur et lui donne rendez-vous dans un café de la place Saint-Sulpice. Elle lui apprend que Maurizio, qui s'occupait de la propriété de son père sur l'île d'Elbe, est mort à son tour et lui propose de l'accompagner pour assister à l'enterrement...
Marie ne sait refermer ni les tiroirs ni les livres, dit le narrateur. Marie n'arrive pas non plus à refermer leur histoire. Elle l'appelle au secours quand la douleur se fait trop vive, à l'occasion de la mort d'un être cher et ils semblent s'aimer davantage encore depuis leur séparation...
Là-bas, pourtant, sur l'île d'Elbe, le narrateur apprend une nouvelle qui va bouleverser leur vie à tous les deux...
Dans toute cette histoire sur Marie, Jean-Philippe Toussaint parle finalement beaucoup du monde qui les entoure et, au fond, beaucoup moins d'eux directement.
Qu'il sagisse de Tokyo (et d'une escapade du narrateur à Kyoto), de Shangaï, de Paris ou de l'île d'Elbe, il nous restitue les êtres et les choses avec une grande minutie. Ces descriptions, loin d'être inutiles, servent d'écrin à leur histoire et créent une atmosphère à la fois suffisamment précise pour que le lecteur reconnaisse des lieux connus de lui et suffisamment imprécise pour donner libre cours à son imagination s'il ne les connaît pas.
A un moment, le narrateur s'interroge à propos du temps qui "n'est plus perçu comme la succession d'instants qu'il a toujours été, mais comme une superposition de présents simultanés":
"Où étais-je alors maintenant? Car n'étais-je pas, moi aussi, comme ces particules quantiques dont il est impossible de dire exactement où elles se trouvent, et même si elles se trouvent simplement quelque part à un certain moment, n'étais-je pas à la fois au Japon et à Paris, à la fois à Tokyo sur le toit du Contemporary Art Space de Shinagawa à guetter la présence de Marie à travers ce hublot, et à Paris, au début du mois de septembre, debout à la fenêtre de ma chambre de la rue des Filles-Saint Thomas à attendre le coup de téléphone de Marie à mon retour de l'île d'Elbe?"
Il ajoute:
"Où étais-je alors? Où - si ce n'est dans les limbes de ma propre conscience, affranchi des
contingences de l'espace et du temps, à invoquer encore et toujours la figure de Marie."
L'auteur a mis en exergue de Nue cette phrase de Dante qu'il ne connaissait pas quand a commencé son aventure romanesque:
"Dire d'elle ce qui ne fut jamais dit d'aucune."
Mission accomplie.
Francis Richard
Nue, Jean-Philippe Toussaint, 176 pages, Les Editions de Minuit
Jean-Philippe Toussaint parle de son livre sur YouTube: