Sabine Kuegler, L'enfant de la jungle, 2006.
"La vie en Europe est pour moi synonyme de tornade, elle arrive et m'aspire, m'entraîne avec elle, m'emporte dans un tourbillon de hâte de frénésie. J'ai l'impression que le temps passe trop vite pour que je puisse me retourner.
La foule nous cerne en permanence sans qu'on puisse lui échapper. Le bruit de la rue ou d'un chantier arrive jusque sous nos fenêtres. On entre en conflit avec la famille pour des raisons d'argent, d'infidélité ou d'indifférence, avec les voisins pour des broutilles... Et surtout, on n'a pas assez de temps, jamais assez de temps.
(...)
On part travailler le matin, on rentre fatigué le soir. A la fin du mois, on paie toutes les factures et on met le peu qui reste sur un compte d'épargne. Avec cet argent, on s'offre des vacances pour être à nouveau en mesure de supporter le stress de la vie quotidienne, et ainsi de suite. Pour rompre cette monotonie, on aspire au luxe. On s'endette pour acheter une plus grosse voiture, une plus grande maison ou des vêtements à la mode que l'on a vus dans les magazines et les vitrines. On possède finalement cette nouvelle voiture, on a éventuellement un peu d'argent sur son compte, mais l'insatisfaction est toujours là et on continue. C'est un cercle vicieux auquel je ne vois pas d'issue."
En empruntant ce livre dans ma nouvelle petite bibliothèque (qui recèle finalement quelques trésors, pour peu que l'on soit conseillé par la bonne personne, merci à ma chère bibliothécaire !), je m'imaginais lire le récit de l'adaptation difficile d'une famille dans la jungle, une sorte de livre d'aventures tropicales comme j'en ai lus tant d'autres et qui m'ont parfois ennuyée. Je ne prévoyais pas un seul instant que Sabine Kuegler allait nous emmener là où elle a choisi de nous emmener...
Loin d'être une fable sur le bon sauvage que l'homme blanc vient coloniser, ou encore un résumé barbant de construction de huttes et de repas indigestes avec des indigènes en pagne, ce témoignage est un retour sur l'enfance, un partage de souvenirs juvéniles, pour le coup comme tant d'autres, à la seule différence que Sabine fait revivre pour nous son paradis perdu, la jungle papoue de ses jeunes années. C'est dans ce coin reculé du monde, quasiment imperméable à toute modernité, qu'elle a vécu avec ses deux frères et sœurs et ses parents, anthropologues venus déchiffrer et retranscrire la langue d'une tribu oubliée. Evidemment, il y a de l'exotisme dans l'air, mais nous décelons de suite une nostalgie prégnante, celle exprimée par la jeune femme revenue en Europe pour y faire ses études, celle d'une enfant de la jungle qui a eu et a encore tant de mal à s'adapter à la vie sur le Vieux Continent. Autant de nouveaux codes à intégrer, de situations à affronter, ce qui nous amène tout droit à percevoir une inversion des préjugés : notre vie à nous, plus sauvage et agressive que celle des papous ? Pour Sabine, ce fut le cas, elle qui nous raconte avoir vécu dans une jungle qu'elle décrit comme un lieu protégé, où la solidarité règne en maître, ou chaque chose est à sa place et où le rythme est plus naturel que dans nos sociétés pressées et individualistes.
Un témoignage qui porte en lui la fraîcheur et la spontanéité, la générosité de ce qui se veut être un don, un partage. Un miroir pour un autre regard sur nos vies.