6 novembre 2013
Fiche N° 28
Spectres revient sur les circonstances de la mort de Patrice Lumumba, héros de l’indépendance du Congo, éphémère premier ministre, emprisonné, torturé puis abattu par un peloton d’exécution, dans la province minière du Katanga, en 1961. La responsabilité de Bruxelles dans cet assassinat continue de faire l’objet de vifs débats en Belgique.
Spectres De Sven Augustijnen Avec Jacques Brassinne de la Buissière
Belgique – Documentaire – 2011 / 1h44
(Sortie en France – 2013)
Né en 1970 à Malines, vit et travaille à Bruxelles.
Sven Augustijnen s’est rendu célèbre avec ses films et projets à doubles-fonds dans lesquels il se livre à une analyse incisive de lieux, d’évènements et de figures de la culture et de l’Histoire, en combinant divers médias comme le cinéma, la vidéo maison, le documentaire, les séries de photographies et les coupures de journaux. Augustijnen travaille depuis 2005 à son grand projet ‘Spectres’. Cette œuvre en phases prend la mesure de l’histoire coloniale européen-ne et de ses conséquences, ces ‘démons’ qui n’ont toujours pas été exorcisés et continuent à marquer nos comportements et nos modes de pensée. Comment une nation s’accommode-t-elle des souffrances infligées, des actes politiques douteux ou d’une faillite morale? En faisant appel à diverses disciplines (artistiques ou pas), Augustijnen invite le spectateur à une réflexion sur la manipulation de l’Histoire écrite et les intentions cachées des politiciens, historiens, journalistes et documentaristes.
Patrice Lumumba a joué un rôle décisif dans la libération du Congo du joug colonial. Peu après, trahi par ses proches et renversé, il est sommairement exécuté au Katanga le 17 janvier 1961. Si certains des auteurs de sa mise à mort sont connus, bien des questions demeurent. Où ce massacre a-t-il eu lieu exactement ? Qui y assistait ? Pour le compte de qui ? Quels en sont les responsables ? Partant de ces points obscurs, Sven Augustijnen enquête. Pour le guider, un personnage insaisissable, le chevalier Jacques Brassinne de la Buissière, haut fonctionnaire belge, présent au Congo au moment des faits. Auteur d’une biographie de Lumumba, l’homme a consacré de nombreuses années à mener des recherches historiques sur cette période. Le cinéaste l’accompagne à la rencontre de témoins et de protagonistes. Entre vérité des faits, force de convictions de la parole des uns et duplicité possible des autres, entre Belgique et Congo, la caméra ouvre large le champ. Elle scrute les décors, interroge les gestes et les regards, plongeant dans les zones incertaines de la vérité, dévoilant un en deçà du témoignage. Rythmé par des extraits de la Passion de Jean-Sébastien Bach, puissantes bouffées élégiaques qui renvoient au martyr Congolais, Spectres invente un mode d’investigation inédit, qui s’autorise à interroger autant l’Histoire, ses acteurs vivants et ses fantômes, que la manière de l’écrire en rendant à tous, jusqu’à l’opacité, leur corps et leur terrible nuit. Nicolas Feodoroff (FIDMARSEILLE 2011)
L’interview (extraits)
Qu’est-ce qui vous a amené à vous plonger dans cet épisode marquant de l’histoire coloniale belge ?
J’habite Ixelles, une commune de Bruxelles qui est fortement marquée par son histoire coloniale. Par exemple, de ma fenêtre je vois le Cinquantenaire qui a été construit par Léopold II avec l’argent du Congo. Et lorsque je me promène vers le centre-ville, je passe par Matongé, le quartier africain où non loin de là se dresse la statue de Léopold II devant laquelle j’ai vu passer plusieurs grandes manifestations de la communauté congolaise. De là vient mon intérêt pour l’espace public et le corps biopolitique liés à celui de l’histoire. À un certain moment donné, j’ai écrit un scénario qui était une synthèse de mes observations quotidiennes et de mes recherches dans les archives. J’ai d’ailleurs découvert par la suite que Jacques Brassinne, le personnage principal du projet, a grandi dans la même commune et que l’historien belge Jean Stengers, qui a supervisé la thèse de doctorat « Enquête sur la mort de Lumumba » de Brassinne, a vécu jusqu’à sa mort à une centaine de mètres de chez moi sur l’Avenue de la Couronne.
L’ »affaire Lumumba » a effectivement eu des rebondissements, son assassinat étant désormais considéré par la justice belge comme un « crime de guerre ». En décembre 2012, un hebdomadaire francophone de Bruxelles titrait « le fantôme de Lumumba hante encore la Belgique ». D’après le titre de votre exposition, d’autres « spectres » semblent hanter la Belgique, quels sont-ils ?
Au départ, le film était conçu à la fois autour des spectres de Karl Marx, Léopold II et Lumumba. Il faut savoir que Marx a également vécu à Ixelles et qu’il y écrivait le Manifeste du Parti communiste avec en phrase énigmatique d’ouverture : « Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ». La publication du Manifeste coïncidait avec la Révolution de 1848 qui a secoué l’Europe et traumatisé les familles d’Orléans et de Saxe-Cobourg, y compris le jeune prince héritier Léopold dont le trône fut menacé par les groupes révolutionnaires socialistes, communistes et anarchistes. Plus tard, en 1884, le roi Léopold II s’appropriera, un an après le décès de Marx, un territoire en Afrique 80 fois plus grand que la Belgique, regorgeant de ressources naturelles et humaines, exploitées pour assurer la prospérité à la Belgique. Il y a donc un écho historique dans le fait que Lumumba ait été diabolisé comme communiste au moment de la décolonisation.
Bien que le film se soit plus focalisé sur le spectre de Lumumba, le « spectre du communisme » est toujours bien présent à travers la figure absente de Ludo De Witte (1), chercheur à tendance internationaliste qui a contesté la thèse de Brassinne dans un livre qui a incité le Parlement belge à créer une commission d’enquête, laquelle hante encore Brassinne aujourd’hui. Dans le film on voit aussi la statue de Léopold II gisant quelque part dans Kinshasa. Aux côtés de Léopold II est enterré à Bruxelles le roi Baudouin, dernier roi belge du Congo qui avait été vexé par l’allocution de Patrice Lumumba lors de la proclamation de l’indépendance du Congo, le 30 juin 1960. Puis il y a Arnoud d’Aspremont Lynden, qui est hanté par le télex que son père Harold d’Aspremont Lynden, l’ancien ministre des Affaires africaines, a envoyé en demandant « l’élimination définitive de Lumumba ». Enfin, n’oublions pas Moïse Tshombe, le président du Katanga sécessionniste, qui aurait été présent lors de l’exécution de Lumumba et qui est mort lui-même dans des circonstances mystérieuses. Sans doute y a-t-il encore d’autres spectres qui rôdent !
Comment avez-vous pensé l’exposition et le livre qui accompagnent le documentaire ?
L’exposition et le livre sont nés pendant le montage du film. En février 2011, j’ai réalisé, quelques mois avant la première du film, un entretien avec Brassinne, qui est la base de la première partie du livre qui donne des informations supplémentaires au film et notamment sur comment Brassinne a vécu toute cette période qu’on appelle « la crise congolaise » et ses motivations à faire des recherches sur le sujet. Si la première partie du livre comporte des mots et des discours, la deuxième par contre est constituée d’images provenant des archives de Brassinne relatives au même thème et qu’on retrouve aussi en partie dans l’exposition.
L’exposition est principalement conçue sur la base de trois tentatives pour retrouver le lieu d’exécution par Jacques Brassinne. En résultent les images qu’il a prises en 1965-1966, 1988 et celles prises de notre visite dans le cadre du tournage du film en 2009. Les publications et les émissions radios sont également liées à ces différents moments.
L’intégralité de l’interview est ici :
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