Si vous dites au bourgeois-bohème que l’appellation dont il est si fier est un "paradigme de l’oxymore", vous l’étonnerez beaucoup.
Ce n’est pas l’expression pédante qui le prendra au dépourvu. Sorti des bonnes prépas, il sait que vous désignez par là "un exemple-type de la figure de style consistant à allier deux termes contraires pour faire surgir une vérité paradoxale" : "bourgeois-bohème" c’est quelque chose comme "obscure clarté", "douce violence", "oublieuse mémoire". Sa stupeur viendra non du mot mais de la chose : vous le soupçonnez de conflit intérieur, lui qui se flatte d’avoir si heureusement réalisé la synthèse d’une culture patrimoniale et de sa dérision, d’un solide compte en banque et du mépris du fric, du bon chic et du débraillé, de la maîtrise des manettes et de la conduite à vue, bref d’avoir enfin réconcilié Baudelaire et le Général Aupick.
Le bourgeois-bohème est pourfendeur de l’élitisme et militant de l’égalité des chances. Il croit aux vertus de la carte scolaire pour enrayer la ghettoïsation. Ses propres enfants vont au lycée du coin, Louis-le-grand, tout près de son duplex, il n’y a pas de raison.
Le projet de rétablir l’apprentissage à quatorze ans lui semble tout à fait réactionnaire. Vous objectez que ce peut être une chance aussi de devenir sans traîner "ouvrier estimé dans un art nécessaire" (Boileau) ; qu’un chaudronnier heureux et compétent vaut mieux qu’un bac+3 amer et approximatif . Là vous l’embarrassez. Pas longtemps. Comme il ne peut avouer sa compassion fondamentale pour le travail manuel, il vous embarque dans une démonstration à dominante d’ouverture, d’ascenseur et de mixité, seuls facteurs d’intégration -on pourrait d¹ailleurs discuter ce concept d’intégration : ethnocentrique, post-colonial, mais bon... Il condamne en tout cas ces communes nanties qui rechignent à développer sur leur sol le logement populaire.
Vous suggérez la construction d’une HLM place Saint-Sulpice ? il ne se trouble qu’une seconde :
"Pourquoi pas ? Il faudrait faire déclasser le site par les Monuments historiques, autant dire soulever des montagnes de conservatisme !"
Rien de ce qui est humain n’est étranger au bourgeois-bohème hormis la ringardise, à moins qu’elle ne soit "au second degré", comme ses chromos chinées à Vanves ou Saint-Ouen (qu’est-ce que le mauvais goût ?) ; ou "détournée" comme la déco industrielle de sa cuisine en Luberon ; ou relooké-destroyed-surpiqué Gautier comme les jeans de ses enfants.
Accepter son vieillissement est le seul laxisme qu’avec sa femme il trouve impardonnables quand il y a tant de régimes light, d’instituts de body fitness et de baumes age perfect avant la chirurgie. C'est une question d'exigence avec soi-même et de politsse envers les autres.
Sentinelle intraitable du retour de l’ordre moral, l’ébauche d’une esquisse de velléité de censure en matière de moeurs donne des accents cicéroniens à son discours, d’ordinaire finement déstructuré comme sa vie de famille . Le dernier crime sadique, la récente turpitude pédophile, la nouvelle bombe islamiste lui dictent des considérations nullement mauriaciennes sur l’éternel nid de vipères tapi au coeur de l’homme, ni voltairiennes sur le péril récurrent du fanatisme religieux, mais rousseauistes sur le bon sauvage dégradé par la société et la tyrannie des Etats-Unis.
Très sévère contre la politique sécuritaire, le bobo n’oublie pas que lui-même -ou son père (oui, déjà !)- a caillassé du CRS en 68 , là, à deux pas, rue Gay-Lussac. Il maintient que la répression crée le délinquant. Il cite souvent Victor Hugo : "Ouvrez une école, vous fermerez une prison". Quand même, depuis que le fils d’un ami s’est fait racketter pendant presque un trimestre dans l’enceinte du Collège Sainte-Marguerite, menacé du cutter s’il parlait, la belle phrase lui racle un peu la gorge au passage. 
[première publication en novembre 2005]
Jeu de briques
Snake
Pacman
Bubble