Tous pourris

Publié le 31 octobre 2013 par Arsobispo

Une histoire de fuite, de dérive, d’amitié, de loyauté, d’amour et de mort. Rien de nouveau ? Et pourtant si. Car ce roman fut sans doute le premier à explorer un genre devenu classique du roman noir américain, que l’on pourrait désigner par l’anglicisme « Road Novel ».

« Thieves Like Us » (Des voleurs comme nous) d’Edward Anderson explore la route, les stations-services, les petites villes des Etats-Unis des années 30. Et cela avant même Steinbeck dont les romans « Des souris et des hommes » ou « Les raisins de la colère » empruntent les mêmes thèmes. Il s’agit en effet de suivre quelques personnages d’un monde rural, fermé et raciste lors de la grande dépression américaine. L’occasion de rencontrer les bootleggers, les hobos, les Okies, tous ces oubliés qui tentent de survivre malgré la crise à l’instar des héros du roman, des paumés qui ont trouvé une échappatoire dans le crime. Anderson connait bien son sujet. Il a vécu cette sinistre époque. En 1935, son premier roman « Hungry Men » relatait sa propre existence au sein des hobos. Aucun des personnages du roman ne trouverait grâce aux yeux de la classe bien-pensante des white collar et autres wasp. Même l’héroïne du roman qui tente sans succès de remettre son homme sur le droit chemin sera dénigrée par les journalistes avides de transformer les malfrats en tueurs. Ce n’est pas anodin si des articles de journaux émaillent le roman ; ils montrent la servilité des médias toujours prompts à encenser un ordre policier qui préfère s’attaquer aux faibles plutôt qu’aux banquiers véreux et aux avocats corrompus. Une fuite donc au cœur du Texas et de la Floride, mais une fuite en avant, une fuite sans retour. La balade deviendra infernale.

Le roman est constitué de chapitres courts, de personnages forts et des dialogues singulièrement décalés et pudiques. Une façon de dresser des portraits d’êtres perdus dans un monde dont ils ignorent tout. S’inspirant de faits réels, le roman est un reflet réel de l’époque. Anderson a suivi les évènements liés à Bonnie et Clyde, John Dillinger. Il avait même interviewé des voleurs de banque dans la prison de Huntsville où il résidait alors avec sa famille. Il tenait à utiliser leur mode d’expression et leur vision du monde. Nul doute qu’Edward Anderson a écrit ce roman en pensant au cinéma. Sa structure même ressemble au découpage d’un film. Nous sommes en 1937. Il s’agit du second roman d’Edward Anderson qui aspire alors à une carrière à Hollywood. Le succès critique de « Thieves Like Us » lui offre cette opportunité. Un télégramme lui propose un poste de scénariste à Hollywood. Il signe avec la Paramount pour un salaire de 150$ par semaine. Mais, découragé par son salaire et les adaptations à réaliser, il quitte la Paramount pour la Warner. Là, il apprendra surtout à détester le monde du cinéma. Ses espoirs s’envolent bien vite. Il se met à boire, dédaigne ses collègues et refuse les contraintes draconiennes de la Warner, trouvant refuge notamment auprès des journalistes. Il commença la rédaction d’un nouveau roman « Mighty Men of Valor » puis de deux autres. Mais sa vie foutait le camp : Il divorce, se réconcilie, se remarie, puis son épouse le quitte définitivement, et avec elle sa retenue envers l’alcool et sa carrière littéraire. Certains l’assimilent à cette catégorie d’écrivain-clochards tels Charles Bukowski ou Jim Tully, vivant d’expédients. Anderson fut journaliste, joueur de trombone, boxeur. Après Hollywood, il reprend la route, vivant de piges pour des journaux de San Antonio, El Paso, Laredo, Cuero et enfin Brownsville , où il mourut en Septembre 1969. Sa vie en somme fut à l’image de celles de ces personnages, si ce n’est le contraire.

Ironiquement, Hollywood s’intéressera finalement à « Thieves Like Us ». Plutôt même deux fois qu’une puisque le roman donnera lieu à deux adaptations cinématographiques[i]. Une affaire juteuse pour les studios, vu que les droits furent payés 500$ à l’auteur.

Ce roman avait été publié en France par la formidable collection « Série B » des Editions Bourgois en 1985. Il avait été réédité en 1995 en livre de poche par 10/18. Il est aujourd’hui réédité (avec quelques coquilles) par La Manufacture Des Livres sous le titre « des voleurs comme nous » qui, bien que plus conforme au titre original est moins percutant que celui choisi auparavant : « Tous des voleurs ». Quoique, quitte à changer, il aurait été tout aussi judicieux de le titrer « tous pourris »


[i] Ces deux films seront :

  • Les Amants de la Nuit, de Nicholas Ray, 1949
  • Nous sommes tous des voleurs, de Robert Altman, 1974

Le premier privilégie le romantisme de l’histoire  alors que le second recherche le réalisme et la véracité d’une époque. Tous deux suivent la trame du roman, mais tous deux en oublient le fond social.