L’État et la Sécurité sociale : un couple trop fusionnel
Publié Par Jacques Bichot, le 31 octobre 2013 dans SocialTrop fusionnel, le couple formé par l’État et la Sécurité sociale accumule les erreurs.
Par Jacques Bichot.
Mardi, l’Assemblée nationale a voté en première lecture la loi de financement de la Sécurité sociale pour 2014. Pendant ce temps, la révolte fiscale gronde. Quelle relation entre ces deux phénomènes ? La hausse des taxes sur l’épargne, à laquelle les pouvoirs publics renoncent partiellement, devait profiter principalement à la Sécurité sociale.
En fait, le financement de cette institution, dont le budget dépasse sensiblement celui de l’État stricto sensu, est devenu fiscal ; même les cotisations sociales sont désormais considérées comme des impôts. Le patronat, encouragé par bon nombre d’économistes, se plaint que les « charges sociales » constituent une lourde taxe sur le travail. Il voudrait que ce prélèvement soit remplacé par un autre, mais entérine sa nature fiscale. Les prélèvements obligatoires sont ainsi tous assimilés à des impôts : rien d’étonnant si, quand ils approchent la moitié du PIB, un ras-le-bol fiscal fait son apparition.
Presque personne n’indique la porte de sortie de ce piège où la France s’est laissé enfermer. Le livre qu’Arnaud Robinet, député de la Marne et spécialiste des retraites, et moi-même venons de publier1, est l’exception qui confirme cette triste règle. En exposant le caractère mortifère de l’État-providence et en invitant à le réformer en profondeur pour instaurer de vraies assurances sociales, nous avons posé le diagnostic et fléché la solution. Celle-ci ne consiste pas principalement à réaliser quelques économies, si utile que cela soit, mais surtout à changer radicalement la nature des ressources de la Sécurité sociale en la faisant sortir de la sphère étatique.
Le mal vient de ce que les services de protection sociale ont été transformés en services gratuits financés par des prélèvements obligatoires sans contrepartie. Le remède consiste à faire acheter ces services par ceux qui en bénéficient, à niveler la muraille qui sépare aujourd’hui les ressources de la sécurité sociale de ses dépenses, à mettre en place une forme d’échange qui n’est pas le marché, mais un échange mutualiste, solidaire, dans lequel ceux qui sont à l’aise acceptent de payer nettement plus que le prix coûtant pour que ceux qui ne le sont pas puissent s’assurer à bon ou très bon marché.
Environ 600 milliards de versements aux caisses de sécurité sociale et à divers organismes sociaux, plus de la moitié de la fiscalité actuelle, cesseraient alors d’être prélevés sans contrepartie, ou avec une contrepartie dépourvue de toute logique économique2, et intégreraient l’économie d’échange. La France, libérée du corset de l’étatisme, recommencerait à respirer – et donc à créer des emplois et à augmenter sa production.
En tant qu’État-providence, la Sécurité sociale n’a pas de comptes dignes de ce nom, non plus que ses différentes branches. On peut amuser la galerie en disant que son déficit s’élève à X milliards, qu’il a diminué ou augmenté de Y milliards, qu’il est prévu à tel niveau pour l’an prochain, qu’il se répartit de telle manière entre les différentes branches : tout cela est vide de sens, en raison des tuyauteries qui redistribuent arbitrairement l’argent entre l’État et la Sécurité sociale, et entre les différentes branches de cette dernière.
La loi de financement de la Sécurité sociale (LFSS) pourrait aussi bien décider que la Sécurité sociale sera en équilibre en 2014 : il suffirait de lui allouer un peu plus de recettes fiscales, ce qui augmenterait d’autant le déficit de l’État. Inversement, Bercy pourrait présenter un budget faiblement déficitaire en conservant pour l’État tout le produit des impôts, et la Sécurité sociale apparaîtrait en déficit de 50 ou 60 milliards. Ceci n’est pas une fiction : le régime de retraite de la SNCF, par exemple, est équilibré par une subvention budgétaire (un peu supérieure à 3 milliards) ; supprimer cette subvention transformerait simplement une partie du déficit de l’État en déficit d’un des régimes de sécurité sociale.
Comment espérer une bonne gestion dans un système où toutes les données comptables sont dépourvues de signification réelle ? C’est d’autant moins possible qu’à l’intérieur même du système de protection sociale le système des vases communicants fonctionne à plein régime. On peut faire apparaître plus ou moins de déficits dans les comptes de la branche vieillesse en siphonnant la branche famille à son profit soit plus modérément, soit davantage.
La Caisse nationale de solidarité pour l’autonomie ponctionne l’assurance maladie puis lui reverse une partie de ses prélèvements. Etc., etc. Naturellement, la Représentation nationale, quand elle vote la loi de finances et la LFSS, est bien incapable de comprendre ce qui se passe véritablement dans ce dédale. Restaurer l’autonomie des Assurances sociales est l’impératif numéro un si l’on veut que les dirigeants des différentes caisses soient motivés à 100 % par leur gestion plutôt que prisonniers des magouilles budgétaires qui décident actuellement des résultats comptables.
De vraies assurances sociales seraient donc autonomes. Ce qui ne veut pas dire que les branches devraient conserver leur organisation actuelle, déconnectée de la réalité économique. Prenons par exemple l’assurance maladie : plus de 40 % de ses dépenses profitent aux retraités. En bonne logique, ces dépenses-là devraient être financées par des cotisations vieillesse.
On peut discuter pour savoir s’il serait meilleur de majorer fortement les pensions et de faire payer de grosses cotisations maladie aux retraités, ou d’effectuer un versement global des caisses de retraite à l’assurance maladie, mais une chose est sûre : le vrai prix de la retraite doit apparaître clairement, et il incorpore aussi bien les prestations dépendance et les prestations maladie qui profitent aux retraités, que les pensions stricto sensu. Tout mélanger, tout rendre opaque est la pire des formules.
C’est particulièrement vrai de la confusion actuelle, dont la LFSS est le symbole et l’un des instruments, entre législation et gestion de la protection sociale. La loi devrait définir des règles claires et fixer des objectifs. Aux gestionnaires, dans le cadre de cette législation, de prendre les mesures qu’ils estimeraient appropriées.
Aujourd’hui, ils n’ont presque aucune marge de manœuvre : l’État décide de tout. Or les Assemblées législatives, composées d’élus, sont mal placées pour adapter les dépenses aux recettes : elles ont naturellement tendance à donner des gages à ceux qui revendiquent, et à ne pas majorer les prélèvements autant qu’il serait nécessaire pour équilibrer les comptes, puisque cela mécontente les contribuables.
Le déficit chronique des finances publiques en résulte inévitablement. C’est pourquoi il importe de soustraire notre système de protection sociale à la gestion par le législateur. Celui-ci, déchargé de tâches qui ne sont pas de sa compétence, pourrait se recentrer sur les indispensables réformes structurelles et simplificatrices auxquelles il n’a actuellement pas le temps de se consacrer.
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Publié initialement sur Le Cercle Les Échos.
- A. Robinet et J. Bichot, La mort de l’État providence ; vive les assurances sociales, Les Belles-Lettres, octobre 2013. ↩
- C’est le cas pour les droits à pension attribués au prorata des cotisations vieillesse : celles-ci ne préparent évidemment pas les retraites futures de ceux qui les versent, puisqu’elles sont dépensées au fur et à mesure. L’incompréhension du fonctionnement des retraites par répartition par les législateurs est une catastrophe non seulement nationale, mais planétaire. ↩