Le 23 octobre, à 19h30, soit peu avant la projection de Quai d’Orsay à laquelle j’avais été conviée pour représenter l’Ecran-Miroir, le directeur marketing de l’agence de communication nous a prévenus que Bertrand Tavernier, le réalisateur lui-même, serait présent pour répondre à nos questions. Il a ajouté qu’il arrêterait la conférence suffisamment tôt afin que les blogueurs n’aient pas à rentrer trop tard.
J’étais présente et j’ai pu enregistrer les discussions, que je vous propose de lire ci-dessous. Cette rencontre m'a permis d'apprécier encore davantage le film grâce à la passion avec laquelle le metteur en scène évoque son métier, ses acteurs et les auteurs avec lesquels il a travaillé.
21h30 : Bertrand Tavernier entre dans la salle de projection, décontracté, déjà prêt à échanger.
BLOGUEUR : « Est-ce que Dominique de Villepin a vu le film ? »
B.T. : « Oui, c’est la moindre des corrections. Je crois qu’il a eu le même sentiment lorsqu’il a vu la BD qu’il avait soutenue, il a trouvé ça très bien, très fidèle ; il avait dit que la BD était un peu en-dessous de la réalité, il a été extrêmement cordial. »
BLOGUEUR : « Qu’est-ce qui était le plus difficile dans le travail d’adaptation ?»
B.T. : « Rien n’a été difficile, j’étais vraiment pénétré par le sujet. Il y avait de l’excitation, je tenais à travailler avec les deux auteurs, j’avais des idées précises sur ce que je voulais échanger et ajouter sur le 1er volume avec le discours de l’ONU car le 2ème n’était pas terminé. Ca changeait la construction des choses. Puis on a donné plus de vie au personnage de Marina [NDLR. la petite amie d’Arthur], la rendre plus drôle, plus vive - en lui donnant un métier. On a changé l’ordre, il y a eu plusieurs versions. On était à New-York puisque c’est là que travaillent les auteurs, on travaillait dans l’excitation. Tout à coup on regardait nos montres : il était 4h du matin.
Et moi, je faisais parler Antonin pour essayer de comprendre des choses, car c’est sa vie, il est Arthur Vlaminck, il raconte ce qui lui est arrivé ; c’est rare d’avoir une BD autobiographique. J’essayais de savoir des trucs. Et hop, c’est une très bonne scène : que le mercredi et le jeudi, ils sautent le déjeuner pour écrire les questions et les réponses des députés qui passent à la TV, j’ai jamais vu ça dans aucun journal politique ! Cette pratique, quand il me l’a dite, c’est une découverte absolue, je pensais bêtement qu’ils avaient réellement envie de poser les questions - ça arrive un peu plus en politique intérieure. Récemment au Quai d’Orsay, on m’a confirmé que c’est 90% écrit par le cabinet d’Orsay, on n’est plus du tout dans la démocratie ! Ce sont des pratiques interdites en Allemagne et en Angleterre. Ca me donnait une scène [avec un homme] qui va crever de faim une fois de plus, qui va travailler toute la journée avec un ministre qui ne regarde pas les horaires et qui peut leur demander de rester jusqu’à minuit.
Quand je lui ai demandé ce qu’écoutait le Ministre, il m’a dit : « Très souvent Radio Nostalgie. » ; il aimait bien Balavoine et l’Aziza, alors que j’étais persuadé qu’il écoutait France Musique ! […] »
BLOGUEUR : « N’est-ce pas exagéré comme description ?»
B.T. : « Non, la plupart des ministres m’ont dit que c’était vrai, je ne voulais pas faire un film où je sois supérieur au personnage. Il y en a que j’admire vraiment, quelqu’un comme Claude Maupas (Directeur de cabinet du Ministre) qui est un serviteur exemplaire de l’Etat, qui peut rester jusqu’à 4h du matin, qui fait des sommes pour récupérer et qui se réveille toujours avec la bonne réponse. Cahut (Conseiller du Ministre) également spécialiste du Moyen-Orient dit toujours des choses justes, n’hésite pas à tenir tête au Ministre. On voit que ces gens travaillent dans des conditions insensées. Cahut […] travaille dans une mansarde. Antonin m’a dit qu’un conseiller du Ministre qui doit réécrire les discours, dernière roue du carrosse, n’a jamais de bureau : nombre de discours ont été écrits dans les WC car on pouvait s’asseoir. »
BLOGUEUR : « Comment s’est faite l’incarnation du personnage réel en BD ? »
B.T. : « Le fait que le personnage principal ait les cheveux gris, que Cahut soit très grand et massif… Il y a pas mal d’acteurs qui se sont imposés, comme c’est moi qui fais la distribution. Je travaille à l’ancienne, je n’ai pas de directeur de casting, je fais ça avec mon assistante metteur en scène. Raphaël, c’était lui au départ, Anaïs Demoustier aussi, Bruno Raffaelli, Didier Bezace aussi… Thomas Chabrol, c’est une suggestion de mon assistante. Thierry Lhermitte, j’hésitais entre une ou deux personnes mais dès que je l’ai rencontré, j’ai su.
Le casting s’est fait rapidement mais on a dû jongler avec les dates. Anaïs Demoustier qui travaille beaucoup, ça m’a obligé de commencer à travailler les premières scènes tout de suite. Je voulais qu’elle passe 2 jours dans l’appartement pour qu’elle le meuble mais elle n’en a passé qu’un ; elle est tellement rapide, comme Raphaël, tellement intelligente. Il y a eu très peu d’hésitations. J’ai hésité pour Julie Gayet puis je voulais travailler avec Marie Gillain qui n’était plus disponible. Il y avait une ou deux autres comédiennes. Canal + lui avait proposé de faire une carte blanche sur le Quai d’Orsay, belle coïncidence. Niels Arestrup, son personnage est l’opposé de ce qu’on lui demande de faire depuis 30 ans, de sa nature ; il a l’habitude d’extérioriser, tout le contraire.
BLOGUEUR : « Est-ce le moment de sortir un film sur un Ministre alors que les Français ne croient plus en leurs ministres ?»
B.T. : « La vision générale est que le Ministre tient ses positions, qu’il ne faut pas suivre les Américains, les Néo-Conservateurs, ce qui a mené des divisions dans son groupe. Même s’il est bordélique, il a fait l’un des plus beaux discours à l’ONU, mémorable, le fait que la France ne soit pas allée en guerre. La France a ainsi gagné un prestige inouï dans le monde, notamment dans le Moyen-Orient, dans les pays émergents. Ce qu’il a fait en Afrique était courageux, ce qui a amené aux Accords de paix de Marcoussis avec un cessez-le-feu de 8 à 10 ans. C’est vrai qu’il est extravagant, mais les résultats sont probants grâce à son entourage efficace : Maupas, Arthur, Cahut qui tire 10 fois la sonnette d’alarme, qui a raison lorsqu’il dit que le 1er discours devant les Nations Unies va se ramasser. Moi j’ai énormément d’admiration pour ces gens-là qui travaillent, qui ne s’exhibent pas. »
BLOGUEUR : « Est-ce que Thierry Lhermitte a vu le discours de Dominique de Villepin ?»
B.T. : « Oui, on a imprimé le discours puis écouté, Thierry a même remarqué qu’il manquait une phrase. […]. Puis l’ours Cannelle a réellement existé, il est empaillé et j’ai entendu qu’à Toulouse ils comptaient faire une exposition. J’ai eu un moment un souci car tous les noms sont fictifs, c’était de savoir comment montrer Bush, en n’insistant pas trop : je l’ai mis à la TV, en arrière-plan. Sa voix et ce qu’il dit nous enracinent dans l’époque. Antonin l’avait vu […] à la TV. Quand la vérité est intéressante dramatiquement, il faut la garder. »
BLOGUEUR : « Il y a Bruno Lemaire qui apparaît, c’est lui qui l’a voulu ? »
B.T. : « Non, il n’a rien voulu du tout, je pensais à Dominique de Villepin comme gag mais il a mis tellement de temps à se décider qu’il n’y avait aucun décor ; c’est Antonin qui l’a suggéré car il a travaillé avec Bruno Lemaire (c’était un personnage qui était apparu mais a été supprimé car il doublait Arthur dans la BD). Il a accepté tout de suite, je lui ai fait parler du Ministre, il n’a pas beaucoup écrit mais à l’oral il avait des fulgurances. C’est un seul plan en mouvement, on a fait 2 prises, ça s’est super bien passé. Il est très bon, c’est comme s’il avait fait du cinéma toute sa vie. C’est peut-être ça d’ailleurs. »
BLOGUEUR : « Le rythme de la BD a-t-il posé un problème ?»
B.T. : « Ce n’est pas un problème mais un défi, il fallait trouver un rythme rapide mais non précipité. Il fallait qu’on donne l’impression d’un rythme artificiel, il fallait que ce soit celui du Ministre et d’Arthur. C’est un rythme avec des ellipses du Ministre, des sauts de l’espace. Mais pour qu’il y ait du rythme, il faut des ruptures de rythme. D’ailleurs, c’est ce que je reproche à un film que j’adore : In the loop. Il ne faut pas avoir peur de casser le rythme pour repartir ensuite. C’était important d’avoir des acteurs différents du tourbillon Thierry Lhermitte comme l’intervention de Claude Maupas (Niels Arestrup). C’est un Ministère en tension 24/24 car on est en rapport avec le monde : avec le décalage horaire, ça ne s’arrête jamais. Par exemple, l’Education Nationale s’arrête à 18h. Alors qu’au Ministère des Affaires Etrangères, il ne se passe pas un moment où il ne se passe pas quelque chose dans le monde ; il fallait réveiller le Ministre et envoyer un télégramme à l’autre bout du monde. Il y avait cette folie chez Alexandre, il était insomniaque, il ne dormait jamais, il était sur le dos de tout le monde continuellement, on ne savait pas s’il ne pouvait pas vous réveiller à 3h du matin. »
MOI-MEME : « Est-ce qu’il y avait des improvisations ou tout était-il écrit ? »
B.T. : « Non, non, c’était bien écrit, quand je dis non, je pense à Raphaël (Personnaz) et Anaïs (Demoustier), ce sont des petites choses comme « T’as pensé au reblochon ? » - ça, ça vient d’elle. Je le prends, c’est tellement incongru, car elle ne pouvait pas prendre de fromage, interdiction, ça l’avait affectée. C’est allé dans le moniteur, les pensées d’Arthur. Pour Raphaël et Anaïs, pour leurs scènes du quotidien, je leur donnais deux phrases et ils improvisaient le reste, comme le pli au pantalon. Ils aimaient tellement jouer ensemble. Pour Niels, c’était pas possible, il fallait le prévenir la veille car c’était difficile pour lui de tenir ce ton. Quand j’ai voulu changer, il n’a pas voulu et finalement, il a un peu changé dans mon sens - après avoir râlé.
BLOGUEUR : « Avez-vous vu l’Exercice de l’Etat ?»
B.T. : « Oui, ça n’a rien à voir, ce film est sur la corruption alors que mon film est sur un Ministère avec un ministre qui rend compte uniquement au Président. J’adore ce réalisateur qui a fait aussi le film sur le Préfet Erignac.»
BLOGUEUR : « Dominique de Villepin a deux faces, sublime et grossier. »
B.T. : « Mais il est grossier dans le film. […] Bernard Kouchner a fait des dégâts. Philippe Douste-Blazy a fait une grande gaffe diplomatique. Antonin l’a fréquenté pendant trois ans tous les jours, je lui fais confiance. Ce que je sais c’est que lorsque Philippe Noiret allait mal, Dominique de Villepin est allé le voir tous les jours pour discuter avec lui, ce qui lui a fait beaucoup de bien. Je vous conseille de lire son livre « L’Eloge des cracheurs de feu » qui est incompréhensible… Il y a une belle parodie dans le Petit Manuel de littérature de Pierre Joules avec des exercices comme « villepeniser telle phrase ». J’ai d’ailleurs utilisé deux ou trois phrases dans le film. A côté de ça, il aidait les sans-papiers. Jane Birkin me disait qu’il allait les voir et il le faisait, il avait quand même les pieds sur Terre. »
Nous l’avons alors chaudement remercié, il était 22 heures et la conférence s’est achevée.