Reportons-nous aux heures studieuses de nos humanités. Bardé de l'énorme dictionnaire d'Anatole Bailly et armé des conseils de notre professeur, nous nous plongeons dans la traduction de l'Anabase de Xénophon. C'est difficile mais plaisant à la fois. Comme de décrypter à chaque ligne une nouvelle énigme. La lutte de Cyrus contre son frère Artaxercés et la retraite des Dix Mille vers l'Hellespont n'ont plus de secrets pour nous. Il y avait pourtant plus grandiose encore. Plys ardu mais plus grandiose. Monumental. L'Iliade et l'Odyssée. Souvenons-nous. Pâris le Troyen se prend d'amour pour la belle Hélène, la fille de eus et de Léda et épouse de Ménélas, roi de Sparte. Il l'enlève et l'emmène avec lui jusqu'à Troie. Les Grecs se voient contraints de laver leur honneur bafoué. Ils abandonnent qui son troupeau de chèvres qui sa barque de pêche pour affréter leurs vaisseaux et aller faire le siège du puissant royaume de Priam. David Malouf a choisi l'un des épisodes les plus dramatiques du récit d'Homère. Lorsque Hector, le frère de Pâris, tue Patrocle, le cousin et ami-amant du grand Achille. D'autant plus fou de douleur qu'il estime que son ami est mort à sa place, ce dernier tue Hector , attache son cadavre à son char et le traîne dans la poussière autour des remparts de la ville assiégée. Dix jours durant, il va répéter le sinistre rituel. Le onzième jour, Priam se présente devant lui, modestement vêtu d'une tunique blanche et assis sur une humble charrette tirée par deux mules. Sous le drap qui la recouvre comme un linceul, gît une partie de son immense trésor en guise de rançon pour le corps mutilé de son fils. Après avoir évoqué la douleur incommensurable d'Achille, David Malouf nous fait pénétrer l'âme du roi de Troie. Oubliant sa personne, il a toujours tenu devant ses sujets son rang de roi. Loin de toute émotion. Tel le phare qui guide les marins. Mais il souffre lui aussi. La mort d'Hector et l'humiliation que lui fait subir le héros des Grecs sont trop fortes et trop lourdes pour l'humain qu'il est malgré tout. Cent questions traversent son esprit au cours des longues insomnies qui ont peuplé ses nuits depuis dix jours. Ce matin là, il prend sa décision. Il s'en ouvre à sa première épouse, Hécube. Il sait qu'elle usera de tous les stratagèmes que connaissent les femmes pour attendrir le cœur des hommes. "Et si toi aussi, tu es perdu ? Qui partagera avec moi le poids de la tristesse ? Qui me tiendra la main ? Et qui gardera Troie? " Mais Priam rejette la tendresse. Sa décision est prise Pour mieux faire comprendre sa démarche, il lui raconte son enfance. Comment il est devenu roi parce Héraclès voulait seulement se divertir un peu. Le récit de son destin est bien éloigné des légendes que l'on destine au peuple. Il n'en discerne pas moins la main des dieux et elle lui pèse aujourd'hui. Il voudrait n'être plus qu'un père qui pleure son fils préféré, mort glorieusement au combat mais humilié par un ennemi devenu fou. Mais peut-on échapper aux dieux ? En réalité, sous le prétexte de prolonger le récit d'Homère, David Malouf parle de nous. De nos dirigeants et des institutions qui régissent nos états. De nos liens avec la vie et la mort. De nos questionnements, de nos angoisses et de nos peurs. "Il m'apparaît, dit Priam, que nous pourrions nommer autrement ce que nous appelons la fortune et attribuons aux dieux. Et nous offrir ainsi la chance de pouvoir agir par mous-mêmes." Parole sacrilège alors. Parole de toutes les époques. On vénéra la nature et nomma des dieux. On renversa leurs statues et on en érigea d'autres avec d'autres noms. Mais qu'on les appelle Zeus, Jupiter, Dieu le père, Parti ou politiquement correct, notre soumission est toujours la même. Et la suggestion de Priam demeure toujours d'actualité. (Une rançon, David Malouf, traduit de l'anglais Australie par Nadie Gassie, Albin Michel.)