Ingrid Astier revient et nous offre encore un OVNI, le policier littéraire. Il s’appelle Diégo et c'est un pro ; Diégo vit libre comme un loup, discret prédateur prélevant sa part sur le troupeau. “Ils sont les fantômes de la nuit. Je suis le fantôme de la nuit.” Si tout le monde connaît Diégo dit l’espagnol à Aubervilliers, nul ne connaît sa tanière et chacun imagine ses crocs. Dur et méfiant, “la beauté le ramollissait. A force elle finissait par l’agresser.” Seule faiblesse, seule concession à la grâce, ses visites à sa sœur, cette trapéziste volante qui lui rappelle combien le monde ne se restreint pas aux calibres et aux motos.
“Vraisemblablement un seul tireur avec des nefs d’acier. Et deux refroidis de saturnisme violent.”
Parce que Ingrid Astier les connaît, qu’elle a vécu à leurs cotés en nous offrant le très beau livre et premier roman Quai des enfers, la Fluviale, Desprez, Duchesnes et leurs collègues du 36 sont solides, humains, professionnels. Ils sont les chiens de berger. Gardiens du troupeau, ils reniflent les dangers et vivent comme leurs proies, en équilibre.
“Dans sa voiture il avait englouti un sandwich au bœuf à dix étages, grappillé des cookies et bu un coca. C’était de la nourriture pour chiens et il rêvait d’un vrai plat d’homme tel l’aligot de son Aveyron natal.”
Ne vous attendez pas à la construction classique du polar avec le meurtre en page 10 et les gentils qui courent après le méchant. A ce compte là, 250 pages eussent suffit. Ingrid Astier est un écrivain, soyons lecteurs et prenons le temps de vivre. Accompagnons le prédateur et sa meute ; nous nous attacherons à Diégo, intelligent, libre, avec ses forces et ses faiblesses. Prenons le temps d’enquêter avec Desprez et Duchesnes ; mangeons un sandwich froid et courons dans la nuit sus aux dangers inconnus ; passons un peu de temps avec les gars et les filles de la fluviale ; glissons avec cette petite communauté sur les eaux de la Seine.
Inéluctablement, ces vies vont se croiser, le fauve va se trouver face aux chiens de berger.
Assurément, certains lecteurs, habitués à la lecture rapide proposée par les polars, pourront être déconcertés. Un policier littéraire se mâchonne. Sachez que ces 500 pages de vie en liberté se liront en 8 à 10 heures au moins. Vous ne l’oublierez pas plus que vous n’aurez oublié le Baratin, ce restaurant de Belleville où la fluviale aimait à aller.
“Dans ces moments-là, il se disait que la 2ème DPJ manquait sérieusement d’une masseuse. C’était plus utile qu’une imprimante et pourtant moins reconnu d’utilité publique par l’administration.”
Gallimard, Série noire, Décembre 2012, 518 pages, 19,90€
Lectori salutem, Pikkendorff