Série Arlt 5/8 – Irresponsabilité du romancier subjectif - Roberto Arlt – El paisaje en las nubes (Fondo de Cultura Economica, 2009) par Roberto Arlt

Par Fric Frac Club
Tirée des chroniques inédites en volume, publiée en 2009 dans un monstre de 750 pages, cette série de huit « câbles » datés de l'année 1941 – inédits en français – propose le regard décalé de Roberto Arlt (1900-1942), l'auteur des Sept fous et géant des lettres argentines, sur l'art romanesque et la littérature. Sélection et traduction par Antonio Werli.
Irresponsabilité du romancier subjectif La profession d'un tigre est de tuer. Peu importe que le tigre soit grand ou petit, ou qu'il niche dans une caverne, ou qu'il gagne sa viande dans un cirque, ou qu'il fasse acte de présence domestique dans les jardins d'un despote. Sa profession est de tuer. Et quand nous observons un tigre, en réalité nous regardons celui qui tue. Celui qui peut nous tuer. Ce que le tigre pense du beau temps n'a aucune influence sur le destin de l'antilope au moment où l'antilope tombe sous les griffes du tigre. De là, il nous est possible, avec justesse, de définir que la profession détermine le caractère potentiel d'une bête sauvage, d'un homme ou d'un personnage romanesque. En déduire qu'un personnage est l'expression de sa constante professionnelle devient alors pertinent. Par conséquent, la profession est un préalable à l'action, et l'action est une conséquence de la profession. Dans un roman de bêtes, un renard ne pourra jamais mettre à exécution le même genre d'action dramatique que le tigre. Inutile de dire que dans les relations entre les hommes, la constante professionnelle est dissimulée et qu'il est un peu plus compliquer de distinguer le chien du lion et le loup du serpent. C'est pourquoi, il est possible d'énoncer une toute nouvelle définition du héros : Chez le héros, la constante professionnelle domine à cent pour cent. Les passions attenantes existent en tant que roues de secours et soupape d'échappement de l'énergie non consommée par l'activité essentiellement professionnelle. Il est assez difficile de s'entendre avec les héros. Il faut commencer par en être un. C'est pourquoi la majorité des romanciers contemporains travaillent avec des personnages chez qui la constante professionnelle fait défaut. Et même, dans de nombreux cas, établir par quels procédés le personnage romanesque gagne sa vie reste un mystère pour le lecteur. Parce que les époques successives, devenant plus complexes, ont toujours plus différencié professions et technique pour les décrire, les auteurs, du fait de la différence culturelle et créatrice, arrangent leurs affaires avec des personnages hybrides, qui remplacent n'importe quelle action par des émissions intermittentes de procédés subjectifs. Si l'action est la limite de l'humain, et toute action dramatique conséquence stricte d'une constante professionnelle, il apparaît évident que travailler avec des personnages qui renferment une constante professionnelle déterminée exige une capacité d'analyse et de synthèse extraordinaires et une juste subordination de l'inspiration aux activités canalisées du personnage. Dans Le Quai des brumes, chef d'œuvre du cinéma français, un pauvre bougre de bistrotier à Marseille se caractérise, de manière impérissable, par la façon qu'il a de toucher son chapeau alors qu'il reçoit un étranger, et de s'exclamer : « Qu'est-ce t'en penses de celui-là. C'est un vrai. Je l'ai acheté là-bas à Panama, en 1906. Ah Panama… » Il ne dit presque rien d'autre de tout le film. Mais il reste présent avec sa nostalgie des tropiques, dans les eaux troubles, pour toute la vie, de notre souvenir. Et pour lui, un simple acte physique comme signalement a été suffisant. À l'inverse, et à l'aide de procédés subjectifs, la majorités des médiocres romanciers et dramaturges modernes tentent de contourner la responsabilité qu'implique l'analyse d'un type au travers de ses façons d'agir, car il est évident que les actes (et non les pensées) sont intimement connectés à la constante professionnelle. Un autre procédé avec lequel on tente de dissimuler le manque d'adéquation est ce truc des paysages en mouvement, ces ruses typographiques et de ponctuation qui constituent l'abécé de l'art de présenter un ragoût de lièvre sans lièvre. Il est statistiquement possible de vérifier, grâce à des exercices d'écriture, qu'on peut transmettre les-dits trucs, que n'importe quel apprenti écrivain les acquiert en moins d'un quart d'heure si un maître habile le conseille, et qu'il est possible de transformer un littérateur sans modernité en écrivain du moment. C'est pourquoi, je n'exagère pas en affirmant que les romans classiques, modernes et contemporains qui résistent au passage des générations distribuent des personnages riches de ce que j'appelle la constante professionnelle. Dans aucun roman de Casanova, vous ne pourrez trouver des situations plus scabreuses pour les professionnels de l'amour que dans le Satyricon de Pétrone. Il est surprenant de relever dans ce roman, écrit à l'époque de Néron, le génie d'une action dramatique plus constante, multiple et inépuisable que dans un roman contemporain de Pio Baroja [1] Un autre événement littéraire de notre époque (autre que Das Gänsemännschen – L'homme aux oies [2]) : le roman d'Axel Munthe, Le livre de San Michele. Sa particularité est une action ininterrompue, autour des activités d'un médecin malheureux lié à d'étonnants neurasthéniques. Avant cela, le public américain a pu être saisi par l'extraordinaire habileté de Théodore Dreiser, mise en évidence dans son roman Le Financier, qui concilie un drame passionnant avec les manœuvres déterminées par la constante professionnelle des politiciens nord-américains de type ordinaire. Que dirions-nous des types taillés par Stendhal, avec son Fabrice ou son Julien, et de Flaubert, avec la demoiselle Bovary et l'éternel pharmacien Homais ? Gabriele D'Annunzio, qui était incapable de s'évader de lui-même mais qui n'ignorait pas la valeur de la constante professionnelle pour définir des types, convertit en héros de ses romans antiromanesques des hommes exclusivement intéressés par la pratique des beaux-arts. Il a pu, par le biais de ce procédé, se déplacer sans faillir dans le monde de la fiction en prose.

[1] Romancier, nouvelliste et journaliste espagnol, né en 1872 et mort en 1956, Très fécond, populaire quoique controversé, il a produit une centaine d'ouvrages, dont un cycle de vingt volumes intitulé Memorias de un hombre de acción – Mémoires d'un homme d'action, auquel fait très certainement référence Roberto Arlt.

[2] Roman de l'écrivain allemand Jakob Wassermann paru en 1909.