Ça y est, c’est fait, le poids de la collection Latitudes ne repose plus seulement sur les épaules de Kaoru Mori. Les éditions Ki-oon ont trouvé à ses œuvres un compagnon de voyage pour ses aînés : Goggles, de Tetsuya Toyoda.
Ce recueil de 240 pages regroupe 6 nouvelles publiées de 2003 à 2012 dans le magazine mensuel Gekkan Afternoon (Vinland Saga, Bakuon Retto, Ah! My Goddess) de la Kodansha. Il ne s’agit pas de son premier titre en France puisque Toyoda s’est d’abord fait connaître avec Undercurrent, qui a reçu plusieurs prix chez nous dont celui de l’ACBD et d’Angoulême en 2009.
Quand à Goggles, l’histoire titre de ce recueil, elle a été récompensée par le prix Afternoon de Kodansha, avec un Jirô Taniguchi qui n’a pas tari d’éloges lorsqu’il a remis le prix à son auteur : « Goggles est une œuvre proche de la perfection dont la lecture m’a bouleversé« . Je n’aime pas ce que fait Taniguchi (oui oui, ça arrive), mais ce recueil est effectivement un petit bijou. Une bonne raison pour vous le faire gagner avec le concours du mois, d’ailleurs.
Et maintenant, place à la critique du recueil !
Car j’étais sur la route toute la sainte journée…
Comme l’indique le nom de cette collection, Latitudes, les ouvrages qui la composent invitent au voyage : l’Angleterre à l’époque Victorienne d’Emma, le 19e siècle en Asie Centrale pour Bride Stories. Après ces destinations qui font rêver voilà que, ô surprise, Tetsuya Toyoda place ces 6 nouvelles dans le Japon contemporain. Plus de voyage ? Si, rassurez-vous, il demeure mais dans un genre un peu différent.
L’aventure commence lorsque vous tombez sur un petit vieux haut de 3 pommes qui prétend être la divinité de la misère, continue lorsque vous accompagnez l’inspecteur Yamazaki à la recherche du mystérieux monsieur Bo, devient une aventure humaine – tout aussi périlleuse – lorsque la jeune et muette Hiroko débarque dans votre vie sans crier gare. Néanmoins, Hiroko a, elle aussi, connue des aventures avec le seul membre de sa famille qui l’acceptait telle qu’elle était : son grand-père. Avec cette homme dynamique et un peu loufoque elle a fait un bout de chemin, découvert l’océan, gouté à la liberté sur sa vieille et belle moto…
Mais les aventures ne durent qu’un temps, surtout lorsqu’on arrive au crépuscule de sa vie, et tous les prétextes sont bons pour en profiter à fond, quitte à en passer des demandes un tantinet originales… Comme celle de monsieur Sakai, par exemple, qui veut partir en quête d’un tonkatsu (ce célèbre morceau de porc pané nippon) capable de rafraichir sa mémoire et de débloquer les souvenirs d’une époque où aurait eu lieu une hypothèque immobilière soupçonnée frauduleuse. Cette étrange recherche sera pourtant un fardeau conjoint avec Chiaki Suwa, jeune employée de 27 ans obnubilée par son travail et travaillant dans la banque liée à cette hypothèque… Les aventuriers du tonkatsu perdu, en voilà une aventure !
J’n'ai pas vu le doute, en moi, s’immiscer…
Avec les titres de Kaoru Mori en étendard, les éditions Ki-oon avaient placé la barre très haut pour leur collection Latitudes. Difficile de savoir si l’arrivée de Goggles est un hasard dans le calendrier des licences ou un choix éditorial complétement calculé, mais ce titre est un parfait contre-pied vis à vis des précédents : le voyage n’est plus seulement dans l’espace ou dans le temps et devient avant tout un voyage intérieur, exprimé avec une sensibilité remarquable… et pas mal d’humour.
Au commencement de chacune de ces histoires, il y a un vide : la perte d’un emploi et une vie sans but, une existence hors du moule nippon et des journées sans relief, l’absence d’amour ou d’une personne qui vous accepte, ou encore la quête d’un passé qu’on ne pourra jamais rattraper. Entre la culpabilité et une introspection qui ne semblent mener nulle part, les personnages rencontrés sont un peu désœuvrés, ne comprennent pas vraiment ce que la vie attend d’eux et ils se laissent enfermer dans des journées qui se suivent et se ressemblent.
Ce Japon des années 90-2000, quelques années après l’explosion de la bulle financière, continue d’errer… »Et maintenant, on fait quoi ?« , comme le dit la pub. Même si Toyoda est de 13 ans l’aîné d’Inio Asano (Solanin, Bonne nuit Punpun), on y retrouve la même cassure avec le rêve, l’unité et la prospérité japonaise. Les mêmes personnes hors des clous, toutes générations confondues dans Goggles.
À trop réfléchir et à trop se prendre la tête sur leur futur, les personnages passent parfois à coté de beaucoup de choses. Seulement, une fois que la routine a assurée son emprise sur votre quotidien, il est difficile de s’en extraire et un bouleversement devient nécessaire. Chaque histoire commence donc par le fameux « jusqu’au jour où » et l’arrivée d’un grain de sable plus ou moins énorme : garder l’enfant un peu étrange d’une amie, rencontrer le dieu de la misère, partir à la recherche d’un tonkatsu, suivre les traces d’un homme et de souvenirs d’enfance, essayer de s’occuper de sa malheureuse petite-fille… Des rencontres et autant de révélations sur ce qui est important et ce qu’il faut laisser de coté. De quoi mettre fin aux doutes ou, au moins, avoir le courage de les affronter.
Si seulement j’avais pu lire, dans tes pensées…
La force de Goggles réside aussi dans la subtilité de sa narration, que l’on pourrait opposer aux grosses usines du manga : les deux types de récits partent d’une vie assez banale chamboulée par un évènement clé. Les mangas classiques parlent alors de super-pouvoirs révélés, de fin du monde, d’univers parallèle, de la découverte d’une vocation sportive, d’extra-terrestres, de battle royale ou d’une série de meurtres… Bref d’un changement souvent radical qui marque le début de l’aventure.
Si la différence entre le début et la fin de chaque histoire se situe donc dans la nuance, il faut bien toute une histoire pour arriver au déclic. Comme je le disais plus haut, tout débute par une rencontre et ce qui s’en suit est un mélange habile de coup du sort, de petits mensonges et encore plus souvent de silences et de non-dits énigmatiques, très difficiles à briser. Je ne suis certainement pas un observateur aussi avisé que monsieur Taniguchi pour vous parler de la perfection formelle de cette œuvre mais je pense que l’un des secrets de cet ouvrage tiens à cette maitrise bluffante des fameux silences, où chacun tente de comprendre qui il a en face de soi, ce que l’autre peut bien avoir en tête, ce qu’il a pu vivre et où il veut vous emmener… Un ensemble qui fait parfois écho à nos propres réflexions. Ce sont des moments où rien ne bouge, où rien ne se dit, mais où tant de choses se passent dans un esprit…
Dans une narration parfaitement équilibrée, Toyoda alterne des visages qui peuvent tout exprimer, avec des émotions simples et vives, tandis que d’autres présentent des expressions aussi complexes qu’indéchiffrables, où le lecteur interprète les émotions à la lumière de son propre ressenti, fusionnant pendant quelques secondes son esprit avec celui du personnage. Si on ajoute à ça un coup de crayon assez magique dans sa capacité à dépeindre la réalité, on finit inexorablement par se laisser embarquer dans l’un des rôles et vivre un peu de cette histoire qui défile devant nos yeux.
En conclusion, Goggles offre un nouveau type de voyage au lecteur et la collection voit sa planisphère gagner une nouvelle Latitude : celle de l’aventure intérieure. Voici un ouvrage remarquable, un arc-en-ciel d’émotions qui oscillent entre le pastel des souffrances cachées, le blanc des silences et les instants éclatants où la vie se dévore à pleine dent, où l’on repeint tout d’un rire aux éclats. A la fermeture de Goggles vous aurez le sourire, gage d’un beau moment de lecture, mais derrière ce petit plaisir ces histoires vous insuffleront également quelque chose de plus rare, de plus subtil et plus personnel : l’optimisme. Et ça, ça n’a pas de prix !
Fiche descriptive
Auteur : Tetsuya Toyoda
Date de parution du dernier tome : 10 octobre 2013
Éditeurs fr/jp : Ki-oon / Kodansha
Nombre de pages : 240 n&b
Prix de vente : 14 €
Nombre de volumes : one-shot
Visuels GOGGLES © Tetsuya Toyoda / Kodansha Ltd.