Avec plus de 16 millions de vues depuis le 10 septembre, le projet de “téléphone en puzzle” n’a pas laissé indifférent. Alors que la campagne de crowdspeaking sur Thunderclap touche à son terme et relaiera l’information en simultanée aux contacts des quelques 650 000 soutiens réclamés ce 29 octobre, L’Atelier a récolté des avis d’experts pour essayer d’en savoir plus sur la viabilité du projet.
A travers une interview croisée, Frédéric Dufal, directeur technique des terminaux mobiles chez Orange et Bruno Salgues de l’Institut Mines-Télécom nous livrent leur avis.
L’Atelier: Le projet Phonebloks est-il pour vous techniquement réalisable? Quels pourraient être les freins à l'industrialisation d'un tel procédé ou au contraire ses atouts?
Frédéric Dufal: On peut faire une analogie avec le monde du PC. On sait changer des morceaux pour avoir un ventilateur moins bruyant par exemple. Le concept modulaire existe déjà. Seulement, le mouvement est freiné par la peur que des éléments disparates ne fonctionnent pas bien ensemble. De plus, il existe une véritable limite dans la conception d’un téléphone “en kit”. La tendance est de créer les smarphones les plus fins possibles avec la batterie la plus performante. Ceci demande une intégration complète des élements de la taille de la batterie à la qualité de l’OS. Un systême en puzzle ne sera pas forcément plus défaillant mais n’aura pas la même esthétique. Le frein à l’industrialisation est quant à lui le coût car il est moins facile d’obtenir des économies d’échelle en vendant des composants qu’un téléphone complet.
Bruno Salgues: Le projet est parfaitement réalisable tant que les blocs répondent aux normes en vigueur. Il n’y a pas de souci pour “plugger” des blocs sur plaque de circuits imprimés. Seulement, depuis les années 1970, l’informatique a pour souci d’intégrer les composants pour qu’il y ait le moins de connexions possibles. Celles-ci sont en effet potentiellement génératrices de défaillances. Le véritable frein à l’industrialisation est le coût. Aujourd’hui afin de bénéficier au mieux des économies d’échelle, les téléphones bas de gamme sont construits de la même façon que les haut de gamme. On “brûle” seulement des fonctionnalités.
Gawin Dapper, CTO de Phonebloks nous a annoncé que plusieurs possibilités s’offraient à eux pour définir le business model de Phonebloks et qu’une annonce serait faite le 29 Octobre. Pensez-vous qu'il existe un véritable modèle économique pour un téléphone "puzzle"?
Frédéric Dufal: Le concept est séduisant et j’en apprécie l’idée de responsabilisation. Mais dans une société de consommation, beaucoup de clients vont-ils changer si radicalement leurs habitudes ? On constate que lorsqu’une batterie est usée, les clients préfèrent changer de téléphone plutôt que de changer uniquement la batterie, alors que les smartphones sortis il y a deux ans restent de très bons téléphones.
Bruno Salgues: Oui, il y a un modèle. En fait c’est le passage d’un modèle B2B à un modèle B2C. Aujourd’hui, les composants ne sont pas disponibles pour le grand public et restent chers en B2B. L’ouverture au grand public pourrait faire évoluer ce modèle. Cependant, le problème du B2C par rapport au B2B réside dans le fait que le marché peut vite se retourner. Regardez Blackberry ou Nokia…
Quelles sont les attentes que vous avez déjà détectées qui pourraient être en faveur de ce projet? Que pensez-vous de l'obsolescence programmée ?
Frédéric Dufal: Il existe une tendance claire: la personnalisation. Cependant, celle-ci se contient dans les coques notamment avec les progrès permis par l’impression 3D en termes de créations ou de textures. Cependant, on ne retrouve pas ceci au niveau du harware. Tout le monde se dispute les nouveaux Iphone ou Samsung. La nouveauté supplante aujourd’hui la “sensibilité green”. Par ailleurs, je ne pense pas qu’on puisse parler d’obsolescence programmée. Les téléphones tombent en panne bien plus tard que leur date de renouvellement. Ce n’est pas écologique mais les consommateurs préfèrent changer de téléphone que de batterie.
Oui, mais les batteries sont désormais soudées au téléphone…
Ce n’est pas un mouvement que j’encourage mais cela ne change rien. Même avec les téléphones dont on peut remplacer la batterie, on observe le même phénomène.
Bruno Salgues: Il existe des attentes. Le souci aujourd’hui c’est que l’on arrive à détecter les attentes en termes de software avec les applications mais l’on a du mal à détecter celles en termes de hardware. Elles pourraient pourtant aider à créer des applications innovantes… Par ailleurs, des artistes font d’ailleurs partie du mouvement que l’on peut associer à Phonebloks comme ceux de la panacée à Montpellier. On peut véritablement aujourd’hui parler d’obsolescence programmée. les scandales qu’il y a eu autour d’Apple ne sont pas sans raison.
Ce nouveau "mouvement" s'il existe pourrait-il selon vous changer les business models des constructeurs?
Frédéric Dufal: Tant que la demande ne va pas en ce sens, ils n’ont pas de raison de changer de modèle.
Bruno Salgues: C’est possible, seulement il convient de réussir a réellement détecter la demande. Elles existe surement, il faut la trouver. Un constructeur qui saura s’adresser à cette cible pour alors développer un avantage comparatif. Cependant, le modèle des constructeurs est aujourd’hui basé sur l’intégration par les coûts et est difficile à changer. A moins que leur image n’en patisse durablement. En effet, jusqu’alors, leur image se maintenait car il n’étaient pas responsables du cycle de vie de la batterie. Une initiative comme Phonebloks pourrait changer la donne.
Même question pour un opérateur, pensez qu'ils pourraient promouvoir un constructeur permettant l'échange de composants dans son téléphone?
Frédéric Dufal: Orange serait très neutre probablement. Mais s’il existe une demande, il n’y a pas de raison que nos clients n’en profitent pas. Cependant, on note aujourd’hui une tendance à ne pas se disperser sur le hardware. Je ne pense pas que ce sera quelque chose de véritablement “mainstream”mais nos cartes sim fonctionneront sur ce type de téléphone.
Bruno Salgues: S’ils croient au M2M, l’échange de composants pourraient les intéresser pour créer une nouvelle opportunité de marché.