Quasi simultanément, deux livres du même écrivain paraissent, de formes
différentes, mais d’une grande proximité de fond : un livre de poèmes, et
un livre de fragments. Lambert Schlechter est un écrivain prolifique, et
noircit des dizaines et des dizaines de carnets et cahiers et feuillets
(invitation vous est faite d’aller consulter son mur Facebook, qui
lui sert également de support créatif), frénétiquement il écrit, note, à tout
instant, sans tout publier automatiquement. Le livre de poèmes contient 99 neuvains,
construits tous sur le même patron, quatre distiques suivis d’une clausule, un
peu comme une queue de poisson faite à celle contre laquelle l’écrivain est en
rébellion dès le titre de son ouvrage, le tout teinté du fort érotisme d’une
vie prise à bras le corps, autant que celui de l’aimée ; vivre comme un
fou sage, un morosophe, tel est le précepte qui émane de l’ensemble de ces
poèmes, « à chaque syllabe tu te venges de la mort», écrit-il. Le
« prologue » qui ouvre, seul poème qui ne soit neuvain, est un éloge
de la vie, de l’écriture, des deux qui s’enlacent en amants réjouis. Le pari
est difficile, de faire l’éloge de vivre, sans verser dans une naïveté
juvénile, et si les poèmes ici publiés ne sont point exclus de cela, ils contiennent
son contraire, une maturité indocile, une cautèle à l’égard de sa propre naïveté,
et de ses propres écrits : autrement dit, ça ne se berce pas d’illusions,
mais ça ne se renferme dans la nonchalance amère ; le poète ici joue avec les opposés,
« tout cela est si incroyablement normal/tout cela est si incroyablement
dément », tout comme il médite, dans le livre de fragments notamment, sur
la vieillesse (le philosophe des Essais
est présent à chaque coin de page, entre chaque mot, au cœur de l’écriture,
tout comme la vaste et variable bibliothèque de Lambert Schlechter). La femme
aimée, l’écriture, la vie, la mort, seraient la condensation des thématiques
des deux livres. Le livre de fragments fait défiler des considérations sur
toutes sortes de sujets s’inscrivant dans les quatre thématiques ci-dessus
exprimées, et si intensivement, qu’à le lire, on a le sentiment que rien
n’échappe à sa vigilance, ce, dans le présent livre, avec une tendance plus prononcée
à la parole politiquement engagé, du moins, d’homme engagé dans le monde, et
soucieux du monde au même plan que des détails autobiographiques, une
succession d’annotations sur tout, avec des longues évocations du rapport
amoureux sexuel de l’auteur. Ce qui importe à Lambert Schlechter est de
renouveler constamment ce qu’il nomme la « volupté d’écrire » ;
ainsi, écrire fait aimer la vie ; est-ce là une leçon de sagesse ?
L’humilité
est incessante, rappelée, dans ces « quelques glanures éparses ». Toujours
est-il que le rythme frénétique, virevoltant, joyeusement triste et tristement
joyeux, communique au lecteur une belle énergie, car la vieillesse de
l’écrivain n’est nullement entachée de rancœur ni d’amertume, malgré les épreuves
rencontrées par le passé, évoquées dans le Fracas,
ou dans des livres précédents. Voilà bien deux livres qui, en temps de crise,
de sinistrose endémique et contagieuse, sans chercher à caresser le lecteur,
injectent quelques vitamines d’enthousiasme, ce qui, de la part d’un écrivain
atteint de graphorrhée, est on ne peut plus délectable.
[Jean-Pascal Dubost]
Lambert Schlechter
Enculer la camarde
éd. Phi, 15 €
Le Fracas des nuages
Le Castor Astral, 17 €