Et il insiste: «Des idées claires sur des images floues me paraissent plus propres à sortir de l’ombre la zone la plus obscure et la plus trouble de notre être.» Pourquoi? «Parce que l’emprise des images sur l’inconscient, qui n’est pas structuré comme un langage mais déstructuré comme un album sens dessus dessous, doit beaucoup à la confusion des sentiments, des matières et des âges qu’elles suscitent en nous, de par leur seule apparition, bien plus intimidante qu’une page imprimée.»
Art. Le «stupéfiant image», dont Aragon, dans "Le Paysan de Paris", recommandait l’usage passionnel et déréglé, provoque nécessairement une forme de désarroi des mots pour dire «ce qu’un tableau nous donne à sentir». Admirable exercice de l’intellectuel, celui de revendiquer le goût des images comme plaisir – «il y a des idolâtres heureux et fiers de l’être, je suis du nombre», avoue-t-il – et, dans le même temps, de nous rappeler à tous à notre devoir d’analyse pour éviter les fausses pistes. «Si on n'apprend plus aux enfants à lire (pas des articles de journaux, Balzac, Mme de La Fayette, Dickens et Shakespeare), on ne leur apprendra pas à voir.» Ou comment déconstruire l’image sacralisée, l’image brute comme opium des nouvelles générations. Pour Régis, précisément parce que «la surexposition des corps et l’usinage du rêve en série offrent à présent une raison de plus pour dézapper», un être humain est un palimpseste et les mythes de convocation nous élèvent au-dessus de nous-mêmes. Alors? Laissons place à l’art du voir ; donc à l’art du dire.
Rebelle. En tant que penseur de l’épaisseur de l’histoire, Régis ne pouvait passer à côté. Vers la fin du livre, une photo de Roger Pic claque comme en plein soleil – elle est pourtant en noir et blanc. On y voit Fidel Castro et Ernesto Che Guevara, bérets vissés sur crânes et pilosité abondante. «Le miracle d’une photo, écrit Debray, c’est son naturel. Elle ne prend pas la pose, elle impose.» Depuis la publication du chef d’oeuvre "Loués soient nos seigneurs" (Gallimard, 1995), le philosophe revient gouter périodiquement l’essence de sa jeunesse. Il s’interroge toujours, comme la plus belle des obsessions. Il suggère: «Dans l’Amérique latine de Pinochet et de Castro, l’engagement dans les guérillas de l’époque obéissait à une logique marxiste et à une logique nationale. Elles ont pu se confondre jusqu’à un certain point. (…) Cuba fut et reste en partie aux yeux des latinos déshérités l’emblème d’un juste combat pour la justice, comme l’Union soviétique fut jadis l’emblème lointain, aux yeux des ouvriers d’Occident, d’un paradis en voie de formation.» Lisons bien ce qu’il affirme encore: «Redisons-le. L’idéal communiste, c’était deux chose ensemble : des candidats à la dictature des graines de héros ; un régime, soit un ensemble d’institutions, et une foi, soit un ensemble de valeurs. Un despotisme totalitaire et une immense espérance, égalitaire et libertaire. Disqualifier à jamais ces valeurs et cette foi au nom des appareils et des tyrannies, c’est une opération qui demande réflexion. Faut-il, parce qu’un rebelle échoue, cracher sur la rébellion dans l’histoire longue des hommes?»Nous n’aurions sans doute pas utilisé les mêmes mots. Mais pour glorifier notre «vieux fond d’espérance», nous les adoptons volontiers. Surtout par les temps qui courent.
[BLOC-NOTES publié dans l'Humanité du 25 octobre 2013.]