Les Damnés: La lignée des Petrova – Chapitre 26

Par Artemissia Gold @SongeD1NuitDete

- Je vais la tuer. Dès que je lui remets la main dessus, je lui arrache sa langue de vipère et je la tue.

Klaus répétait inlassablement ces mêmes menaces depuis une bonne heure en arpentant furieusement la pièce, sans pour autant attirer l’attention des trois autres hommes présents. Milan et Elijah, penchés au dessus d’une carte imprécise de la région étalée sur la table, tentaient vainement d’ignorer les gesticulations du vampire et essayaient de déterminer où Noura avait bien pu dissimuler le livre. Ivan, quant à lui, était assis sagement en bout de table et faisait mine de s’intéresser aux notes de son arrière-grand père en priant pour que Klaus ne se souvienne pas qu’il avait couvert la fuite de celle qu’il n’arrêtait pas de maudire. Malgré le manque d’attention qu’on lui portait, et après quelques secondes de pause que chacun apprécia à sa juste valeur,  Klaus repartit de plus belle dans ses récriminations solitaires :

- Je savais que je ne pouvais pas lui faire confiance. Je n’aurais jamais dû écouter A….

Klaus s’interrompit in extremis en réalisant subitement qu’il était sur le point de lâcher une énormité à voix haute et surtout que  trois paires d’yeux perplexes venaient de se lever vers lui.

- Je vais la tuer, conclut-il à nouveau en se plantant droit comme un piquet en bout de table, les poings sur les hanches. Et puis tout cela c’est de ta faute, Elijah. Si tu n’avais pas pris cette fâcheuse manie de disparaître pour un oui ou pour un non et si tu avais un tant soit peu dressé cette bécasse, on n’en serait pas là !

Abasourdi par ses reproches, Elijah se redressa en croisant les bras sur la poitrine et lança à son cadet un regard assez éloquent pour que ce dernier soit immédiatement convaincu de ne pas persévérer sur cette voie plus qu’hasardeuse.

- Récapitulons si tu veux bien : tu l’encourages dans ses plans douteux, tu te découvres subitement une âme de mentor plus que contestable en la poussant à tuer froidement et quand ça tourne mal, c’est de ma faute ? s’indigna l’aîné.

Klaus émit un bref grognement en guise de capitulation et se laissa choir sur une chaise en tambourinant frénétiquement la table du bout des doigts.

- Si vous arrêtiez l’un et l’autre de la considérer comme écervelée impulsive, elle n’aurait pas été tentée de vous fausser compagnie et d’agir seule, conclut subitement Milan que l’attitude et les propos des deux vampires à l’encontre de la jeune femme commençaient à exaspérer. Jusqu’à preuve du contraire ces dernières années, elle s’en est parfaitement sortie sans votre aide. Si on peut appeler cela de l’  « aide » pour certain….

Il lança un regard chargé de reproches à Klaus, que ce dernier ignora en tournant la tête et en haussant les épaules, avant de reprendre sa leçon de morale :

- Je la connais depuis que nous sommes enfants et, contrairement à ce que tout le monde pense, s’il y avait bien une écervelée impulsive dans la famille ce n’était sûrement pas elle. Vous en êtes la preuve vivante…enfin si je puis dire. Elle s’est toujours efforcée de réparer les erreurs d’Anya et de l’empêcher d’en commettre d’autres.  Alors si aujourd’hui elle décide qu’elle doit utiliser ce livre et ses pouvoirs pour mettre fin à tout cela et bien qu’elle le fasse !  lâcha-t-il avec une véhémence qui trahissait à cet instant toute l’amertume qu’il ressentait pour sa femme et tous ceux qui menaçaient sa famille quels qu’ils soient.

Il balaya d’un geste rageur la carte posée devant lui et sortit à grandes enjambées  sous le regard médusé des trois autres qui ne s’attendaient pas à une réaction aussi vive d’un homme habituellement aussi calme.

- Je m’interroge…., commença Klaus en regardant la porte que venait d’emprunter Milan avec un ton énigmatique qui laissait présager une future ânerie.

Il laissa planer le suspense encore quelques secondes avant de s’accouder à la table et de s’adresser à Ivan,  qui leva à peine le nez et lui jeta un regard par en dessous en s’attendant au pire.

- Est-ce qu’entre Milan et Noura … ? demanda-t-il en faisant un geste vague de la main pour meubler les sous-entendus douteux qu’il venait de proférer.

Ce furent deux paires d’yeux outrées qui se posèrent sur lui en même temps.

- Klaus ! s’emporta Elijah. Tu crois vraiment que c’est le moment de faire le malin !

- Eh bien quoi ? reprit-il en prenant un ton exagérément innocent. Il ne s’est jamais remarié, je me disais qu’il y avait peut-être une raison….

Un des cahiers de Goran qu’Ivan lui lança en pleine face mit un terme à ses réflexions existentielles et le fit se lever d’un bond avec un air redevenusérieux. Indigné par ces paroles, Ivan ne se laissa pas impressionner et imita son geste prêt à en découdre pour défendre, dans la mesure de ses moindres moyens, l’honneur de son père adoptif et de sa tante.

- Espèce de sale petit morveux ! pesta Klaus vexé de ne pas avoir vu venir l’attaque.

- Crétin ! ne put s’empêcher de lâcher le jeune homme malgré l’expression menaçante qui était apparue sur le visage de son géniteur.

En voyant son frère faire mine de contourner la table pour se diriger vers son neveu, Elijah lui barra le passage et le congédia sans ménagement :

- Disparais, tu en as assez dit et fait pour la journée.

Klaus fusilla du regard et dévisagea les deux hommes à tour de rôle avant de tourner les talons et de sortir en marmonnant. Mais lorsqu’il fut hors de portée de vue, il ne put s’empêcher de sourire.

«  Quel petit c** ! », pensa-t-il avec une réelle satisfaction et fierté.

Ivan, quant à lui, attendit qu’il ait complètement disparu de son champ de vision pour se rasseoir. Il se saisit rageusement d’un autre carnet au hasard et l’ouvrit d’un geste brusque.

- Il m’énerve…. , grommela-t-il entre ses dents.

- Oui c’est un don chez lui, répondit Elijah avec fatalisme en ramassant la carte tombée au sol.

- Mais je l’aime bien.

Cette confession imprévue et spontanée lui fit baisser vivement la tête. Même s’il appréciait et avait une totale confiance en son oncle, il n’avait jamais été du genre à s’épancher et à exprimer ce qu’il ressentait. Il en éprouva soudain une gêne enfantine comme s’il venait d’avouer une bêtise. Elijah, qui étalait à nouveau la carte sur la table, avait suspendu son geste de surprise et n’avait put s’empêcher de sourire en voyant l’air soudain emprunté de son neveu.

- C’est réciproque….même si ce n’est pas flagrant, le rassura-t-il.

C’était la première fois qu’il avait l’occasion de rester seul avec lui et le vampire ne fut pas mécontent de cette opportunité. Il avait gardé le souvenir d’un petit garçon téméraire et attachant qu’il avait eu peine à quitter 15 ans auparavant et avait trouvé à son grand regret un jeune homme distant et révolté avec qui toute discussion était exclue. Mais son changement de comportement était manifeste depuis sa mésaventure dans la forêt et Elijah ne pouvait que s’en réjouir. Tout comme il avait vu avec satisfaction son frère tomber le masque de l’indifférence au contact du jeune homme. C’était presque inespéré après toutes ces années. Si seulement les choses avaient été différentes, ils auraient pu tisser des liens avec cette famille, apprendre enfin à les connaître en toute tranquillité.  C’était ce qu’il aurait voulu mais il était lucide : ce genre de lien ne pouvait pas arriver entre leurs deux familles. Trop de choses les séparaient pour qu’ils puissent faire table rase du passé et de ce qui allait se produire inévitablement, un jour ou l’autre, lorsque le double tant attendu par Klaus ferait son apparition. Ivan, qui manifestement voulait profiter lui aussi de ce moment pour se confier à son oncle, le sortit de ces sombres perspectives :

- Je m’inquiète pour Noura. Mon père est en colère et s’inquiète pour nous et je crois qu’il n’est plus vraiment objectif. Je ne suis pas sûr que ce qu’elle compte faire soit une bonne idée. Cette histoire avec  Noah l’a blessée plus qu’elle ne veut bien le montrer et j’ai bien peur qu’elle n’aille trop loin.

Elijah se contenta de hocher la tête en guise d’acquiescement. Il ne pouvait décemment pas le contredire. Il n’avait pu que constater, impuissant, à ce brusque changement chez la jeune femme dès le moment où elle avait pris conscience de qui était vraiment Noah. Il ne pouvait que partager l’inquiétude de son neveu, d’autant plus qu’il n’avait pas la moindre idée de l’endroit où Noah, Viktor et elle se trouvaient à cette heure.

- Je ne sais toujours pas ce que veut ce type et comment la retrouver, admit-t-il le visage crispé par une inquiétude grandissante.

Le vampire se laissa tomber une chaise avec un découragement qu’Ivan ne lui avait jamais connu. La tête entre les mains, il regardait sans vraiment la voir la carte posée devant lui et sur laquelle dansaient les lueurs des bougies qui peinaient à chasser l’obscurité  grandissante qui envahissait la pièce. Un léger courant d’air les fit vaciller.  Elijah, absorbé dans ses sombres pensées, n’y prêta pas attention mais lorsque les flammes s’éteignirent complètement et que les notes éparpillées sur la table  s’envolèrent subitement,  le vampire se redressa et imita le mouvement d’Ivan qui venait de se lever d’un bond. Le souffle haletant, la gorge soudainement nouée,  son neveu jetait autour de lui des regards inquiets. Elijah perçut, sans parvenir à se l’expliquer, l’angoisse grandissante qui accélérait ses battements de cœur.

- Qu’est-ce qui se passe Ivan ? demanda-t-il en posant une main rassurante sur épaule.

- Elle est là…, articula le jeune homme avec difficulté tant sa gorge s’était serrée en ressentant cette même étrange sensation que dans la forêt.

Elijah le regarda sans comprendre et entreprit de rallumer les bougies éteintes ne serait-ce que pour rassurer son neveu. Mais alors qu’il était sur le point de raviver la flamme de l’une d’entre elles, posée au milieu des documents éparts, son attention fut attirée par un point lumineux au milieu de la surface sombre de la carte. La vision fut furtive et avant même qu’Elijah n’ait eu le temps de s’interroger sur ce qu’il avait cru voir, elle avait disparu et les flammes des bougies se ranimèrent d’elles-mêmes. Les deux hommes regardèrent avec la même stupéfaction les documents éparpillés au sol mais surtout les deux carnets restés ouverts sur la table et qui semblaient avoir été épargnés par cette main invisible et comme mis en évidence sous leurs yeux. Elijah s’en saisit et les parcourut un moment à tour de rôle. Intrigué par l’expression soucieuse qui se peignait sur le visage de son oncle, Ivan s’approcha pour lire par-dessus son épaule :

- Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il

- Ce sont les formules dont ta mère s’est servie pour nous transformer. Et celle-ci, dit-il avec une expression sincère de dégoût en lui montrant l’autre carnet, c’est celle qu’elle a utilisée pour invoquer les pouvoirs de Zoya.

- Qu’est-ce qu’elle essaie de nous dire ? demanda le jeune homme.

Elijah se troubla en comprenant soudain les paroles de son neveu sur cette présence qu’il avait imperceptiblement perçue sans oser y croire. Il balaya la pièce du regard pour chercher une quelconque preuve de cette impensable présence. En vain. Tout était redevenu calme et silencieux. Le vampire en ressentit une frustration inexplicable qui crispa ses traits.

- Je ne l’ai jamais vue non plus mais je sais qu’elle était là dans la forêt et je suis sûre qu’elle cherche à nous aider, expliqua-t-il en  prenant les carnets des mains de son oncle.

  Il les parcourut à son tour pendant qu’Elijah se penchait à nouveau sur la carte pour tenter de retrouver le lieu qu’elle avait probablement essayé de lui indiquer.

- Sais-tu ce qui se trouve à cet endroit, demanda-t-il en désignant un point incertain au milieu de la forêt et que rien ne distinguait du reste.

Ivan examina la carte un instant, les sourcils froncés. Il avait suffisamment écumé la région depuis ces deux dernières années pour identifier sans mal le lieu. Un bref sourire illumina son visage.

- C’est du Noura tout craché d’aller cacher un grimoire de sorcellerie dans une chapelle. Je m’en veux de ne pas y avoir pensé plus tôt, se sermonna Ivan.

- Dis à Klaus que je suis parti la rejoindre, ordonna Elijah en se dirigeant déjà vers la porte.

- Elijah ? le stoppa Ivan soudain inquiet en lui montrant l’un des documents. Si quelqu’un utilisait à nouveau la formule que ma mère a utilisée sur votre famille, est-ce qu’il pourrait recréer d’autres vampires comme vous….je veux dire avec les mêmes pouvoirs que vous ?

L’originel blêmit et, sans même prendre le temps de répondre, disparut dans le soir tombant.

***

Lorsque Noura devina l’identité de l’intrus, elle sentit une sourde colère l’envahir mais également une angoisse qu’elle peinait à contrôler. Elle s’en voulut de cette faiblesse et serra les mâchoires en baissant la tête pour ne pas faire face au regard désapprobateur de Zoya à qui les doutes de la jeune femme n’avait pas échappés.

- Ce n’est qu’un humain ! Rends-lui la monnaie de sa pièce.

- Je ne peux pas m’empêcher de penser qu’il a raison. J’ai peur de ne pas être capable de….

Elle n’eut pas le temps de terminer ses lamentations et ne connaissait pas assez son ancêtre pour anticiper la gifle qu’elle reçut et qui lui fit lever des yeux outrés. Deux fois en moins de vingt-quatre heures, c’était plus qu’elle ne pouvait le tolérer. Ses yeux bruns se plissèrent et fusillèrent la vieille femme.

- Je préfère ça, déclara contre toute attente cette dernière avec un sourire satisfait. Ne laisse jamais personne remettre en doute ce dont tu es capable de faire et te dicter ta conduite….et surtout pas un homme.

Elle avait lâché ses derniers mots avec un tel mépris pour la gente masculine que Noura ne put s’empêcher d’en sourire.

- Ecoute-moi attentivement, nous avons peu de temps. Voilà ce que tu vas faire….

Les pas résonnant au dessus d’elles s’approchaient inexorablement de l’entrée de la crypte. La jeune femme écouta attentivement les conseils de son aïeule, levant à intervalle régulier un sourcil septique voire carrément inquiet sur la fin de son exposé. Lorsque les bottes de Noah apparurent en haut d’escalier, le spectre de Zoya avait totalement disparu.