" Le labyrinthe est le symbole évident de la perplexité, et la perplexité - l'étonnement d'où, selon Aristote, jaillit la métaphysique - a été l'une des constantes émotions de ma vie. "
" C'est pour exprimer la perplexité en question qui m'a tenu compagnie tout au long de mon existence et qui rend bon nombre de mes actes inexplicables à moi-même, que j'ai choisi le symbole du labyrinthe, ou plutôt, que le labyrinthe s'est imposé à moi [...]. J'ai entrepris sur ce thème diverses variations qui m'ont conduit au Minotaure et à des contes tels que " La demeure d'Astérion ".
" Un conteur doit, situer ses personnages dans un espace déterminé. Borges se trouve vite contraint de faire correspondre une étendue également circulaire à la durée cyclique qui constitue comme l'obsession fondamentale de sa vision du monde. Ce fut le labyrinthe, lequel acquit chez lui une valeur privilégiée. Réel ou métaphorique, matériel, moral ou cérébral, le labyrinthe procure le lieu d'élection de nombreux récits, non seulement de ceux que j'ai réunis et traduits sous le titre même de Labyrinthes, mais encore de La demeure dAstérion, d'Abenhakan el Bokhari mort dans son labyrinthe, et d'autres. La loterie à Babylone, La bibliothèque de Babel sont, à leur manière, des labyrinthes, et naturellement aussi Le jardin aux sentiers qui bifurquent. "
'On se doute que ceux qu'on rencontre dans les récits de Borges ne sont pas de cette espèce. Ils connaissent à l'inverse des édifices conçus pour torturer par la nécessité incessante de choix incertains dont chacun mène ou ramène à l'autre. Dans ces inextricables ramifications, le prisonnier tourne en rond et ne semble pouvoir s'échapper que par un heureux hasard, mais le plus vraisemblable est qu'il meurt d'épuisement, repassant ou croyant repasser par la même bifurcation ou par une seconde, une énième toute semblable. "ROGER CAILLOIS.JORGE LUIS BORGES FATA MORGANA
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Borges est le plus souvent perçu comme l'écrivain des labyrinthes et le mot revient avec régularité sous sa plume. Ainsi parlera-t-il de Martin Fierro " l'infatigable labyrinthe des rêves ". Des rêves à la guerre, de l'écriture aux lois, de la géographie de cités utopiques aux complexités de l'Histoire, la figure sémique du labyrinthe insiste et revient. Elle "habille" et marque de son sceau tous les objets du discours borgésien. Nous pourrions allonger la liste de nos exemples. La reprise du mot est parfois si fréquente, que le traducteurs, par souci d'allégement, lui substituent des synonymes "
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Borges se réfère souvent à la philosophie de Schopenhauer pour qui le monde est notre représentation, traduit par nos instruments d'appréhension ; nous ne saisirions donc que des apparences (phénomènes) et non le monde tel qu'il est en réalité. Borges consacrera justement une parabole à cette conception ( un homme se lance dans une tâche totalisante et par là insensée " dessiner le monde ". Il y consacre toutes les années de sa vie, et à la fin de cette dernière, il s'aperçoit que ce monde dont il s'est efforcé de représenter tous les détails ne trace qu'un " labyrinthe de lignes "qui n'est, en fin de compte, que " l'image de son visage ". Il n'a fait que se dessiner lui-même. Sa représentation du monde se réduit à sa seule subjectivité ;
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Si nos représentations mettent un ordre fragile dans le monde (par exemple nous y introduisons la causalité), celui-ci n'est en soi que chaos, et flux de forces autonomes et aveugles qui n'ont ni principe ni fin .
Pour traduire l'incertitude fondamentale, que ce soit celle de l'identité, ou de l'absence du sens ou du divin, il faut aussi désorienter le lecteur, suspendre ses croyances habituelles dans le récit, jouer avec sa logique.
" La véridicité de ses énoncés est problématique.
Nous considérons ici les textes de Borges comme une machine d'écriture qui met en question la vérité, qui problématise ses propres énoncés (et par contrecoup ceux produits par tout récit, tout acte de langage). Machine d'écriture, machine de guerre, de ruse.
Si " L'Immortel ", " La bibliothèque de Babel ", " Le Jardin Aux Sentiers Qui Bifurquent ", ou encore " La demeure d'Astérion ", sont des textes directement consacrées au labyrinthe, nombre de nouvelles sans y faire référence explicite restent ,pour les raisons qu'on vient de voir, " labyrinthiques " par la construction du texte ou l'écriture. Il en est de même de la lecture .Dans le roman de Cervantes, Borges lit la mise en pratique d'une théorie du vertige à laquelle lui-même a souscrit plus d'une fois : livres dans les livres, récits encastrés dans d'autres récits, duplications et reduplications qui étendent la narration à l'infini.
. " Dans une traduction, nous avons la même œuvre en un double langage ; dans la fiction de Borges, nous avons deux œuvres dans l'identité du même langage ", dans cette identité qui n'en est pas une, le fascinant mirage de la duplicité des possibles. Or, là où il y a un double parfait, l'original est effacé, et même l'origine. Ainsi, le monde, s'il pouvait être exactement traduit et redoublé en un livre, perdrait tout commencement et toute fin et deviendrait ce volume sphérique, fini et sans limites, que tous les hommes écrivent et où ils sont écrits : ce ne serait plus le monde, ce serait, ce sera le monde perverti dans la somme infinie de ses possibles. (Cette perversion est peut-être le prodigieux, l'abominable Aleph .) ". Maurice Blanchot Le Livre A Venir . Gallimard
" "Jean-Clet Martin.
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" Borges, toujours, cherche à dégager la figure éternelle de son conte en découvrant le réseau intemporel qui la relie à des phases indépendantes, des textes historiquement éloignés et sans généalogie perceptible. Par exemple, les monnaies dont il rappelle l'existence comportent des effigies très incertaines, aussi voilées et enveloppées de mystère que l'est le prophète rendu à peine perceptible par des contours érodés. Tous ces manuscrits, ces histoires et légendes prennent un peu le ton des vitae que le Moyen Age avait élaborées à propos des saints. Elles se composent, en effet, d'un ensemble de souvenirs dont les références sont évidemment perdues ou apocryphes, mais persistent néanmoins dans l'atmosphère collective par des traces indélébiles, par des poèmes qui en mentionnent encore les empreintes, parfois bien usées... " Jean-Clet Martin.Une Biographie De L'éternité. Ed.De L'eclat
Uqbar n'existe qu'à partir de cette trace dans un texte mais il engendre pourtant par la multiplicité des recherches savantes, des articles ou des traductions successives, un vrai labyrinthe de texte qui finit, vu sa densité et son âge, par acquérir un coefficient de réalité, effaçant par là même la frontière entre fiction et réel.
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" Borges, homme essentiellement littéraire (ce qui veut dire qu'il est toujours prêt à comprendre selon le mode de compréhension qu'autorisé la littérature), est aux prises avec la mauvaise éternité et la mauvaise infinité, les seules peut-être dont nous puissions faire l'épreuve, jusqu'à ce glorieux retournement qui s'appelle l'extase. Le livre est en principe le monde pour lui, et le monde est un livre. Voilà qui devrait le tranquilliser sur le sens de l'univers, car de la raison de l'univers, l'on peut douter, mais le livre que nous faisons, et en particulier ces livres de fiction organisés avec adresse, comme des problèmes parfaitement obscurs auxquels conviennent des solutions parfaitement claires, tels les romans policiers, nous les savons pénétrés d'intelligence et animés de ce pouvoir d'agencement qu'est l'esprit. Mais si le monde est un livre, tout livre est le monde, et de cette innocente tautologie, il résulte des conséquences redoutables.
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Ceci d'abord, qu'il n'y a plus de borne de référence. Le monde et le livre se renvoient éternellement et infiniment leurs images reflété< s. Ce pouvoir indéfini de miroitement, cette multiplication scintillante et illimitée - qui est le labyrinthe de la lumière et qui du reste n'est pas rien - sera alors tout ce que nous trouverons, vertigineusement, au fond de notre désir de comprendre.
Ceci encore, que si le livre est la possibilité du monde, nous devons en conclure qu'est aussi à l'œuvre dans le monde non seulement le pouvoir de faire, mais ce grand pouvoir de feindre, de truquer et de tromper dont tout ouvrage de fiction est le produit d'autant plus évident que ce pouvoir y sera mieux dissimulé. Fictions, Artifices risquent d'être les noms les plus honnêtes que la littérature puisse recevoir ; et reprocher à Borges d'écrire des récits qui répondent trop bien à ces titres, c'est lui reprocher cet excès de franchise sans lequel la mystification se prend lourdement au mot (Schopenhauer, Valéry, on le voit, sont les astres qui brillent dans ce ciel privé de ciel).
La littérature n'est pas une simple tromperie, elle est le dangereux pouvoir d'aller vers ce qui est, par l'infinie multiplicité de l'imaginaire. La différence entre le réel et l'irréel, l'inestimable privilège du réel, c'est qu'il y a moins de réalité dans la réalité, n'étant que l'irréalité niée, écartée par l'énergique travail de la négation et par cette négation qu'est aussi le travail. C'est ce moins, sorte d'amaigrissement, d'amincissement de l'espace, qui nous permet d'aller d'un point à un autre, selon l'heureuse façon de la ligne droite. Mais c'est le plus indéfini, essence de l'imaginaire, qui empêche K. d'atteindre jamais le Château, comme il empêche pour l'éternité Achille de rejoindre la tortue, et peut-être l'homme vivant de se rejoindre lui-même en un point qui rendrait sa mort parfaitement humaine et, par conséquent, invisible.Maurice Blanchot Le Livre A Venir. .) ".
Autant dire que le labyrinthe borgésien a désormais un sens qui déborde celui que véhiculait la tradition.
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" Parlant de l'infini, Borges dit que cette idée corrompt les autres... Je soupçonne Borges d'avoir reçu l'infini de la littérature. Ce n'est pas pour faire entendre qu'il n'en a qu'une calme connaissance tirée d'œuvres littéraires, mais pour affirmer que l'expérience de la littérature est peut-être fondamentalement proche des paradoxes et des sophismes de ce que Hegel, pour l'écarter, appelait le mauvais infini. "
" L'erreur, le fait d'être en chemin sans pouvoir s'arrêter jamais, changent le fini en infini. A quoi s'ajoutent ces traits singuliers : du fini qui est pourtant fermé, on peut toujours espérer sortir, alors que l'infinie vastitude est la prison, étant sans issue ; de même que tout lieu absolument sans issue devient infini. Le lieu de l'égarement ignore la ligne droite ; on n'y va jamais d'un point à un autre ; on ne part pas d'ici pour aller là ; nul point de départ et nul commencement à la marche. Avant d'avoir commencé, déjà on recommence ; avant d'avoir accompli, on ressasse, et cette sorte d'absurdité consistant à revenir sans être jamais parti, ou à commencer par recommencer, est le secret de la " mauvaise " éternité, correspondant à la " mauvaise " infinité, qui l'un et l'autre recèlent peut-être le sens du devenir. " Maurice Blanchot Le Livre A Venir.
, le désespoir de l'écrivain
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" Par-là, s' illustrent la préoccupation essentielle d'un écrivain obsédé par les rapports du fini et de l'infini. Les divers problèmes qu'ils posent l'ont conduit notamment à se représenter de manière très ingénieuse, très variée, très parlante, la scandaleuse nécessité du Retour Éternel, à cheminer par des enchaînements de causes et d'effets qui se divisent et se ramifient sans cesse pour le passé comme pour '' l'avenir, à compter des possibles qui ne sont pas inépuisables en théorie, mais dont le dénombrement complet serait pratiquement illimité, et dont la multitude même annule les différences.
Rien ne sert de s'efforcer : si loin qu'il s'aventure, l'homme demeure toujours aussi éloigné de l'impensable issue.
Pour développer un exemple de manière exhaustive, on peut se référer à la nouvelle de Fictions " Le Jardin Aux Sentiers Qui Bifurquent " puisqu'étant le récit qui pousse le plus loin la volonté de Borges de produire un texte labyrinthique. Le lecteur avance dans la lecture de ce qui parait d'abord un roman policier ou d'espionnage sans entrevoir ni le sens, ni la finalité.
" Le prix littéraire de l'écriture policière ne réside pas dans la solution, mais dans le résidu qui demeure et nous hante, une fois celle-ci révélée. Lire, c'est porter la suspicion à son comble, afin de laisser ouvertes les possibilités d'un texte. "
" Tout est de la faute d'Edgar Poe, dont Borges fut un grand lecteur et un commentateur redoutable : bien plus qu'une mécanique formelle efficace, Poe a, selon Borges, inventé un type de lecture. Borges se plaît à imaginer ce lecteur qui n'aurait lu que des romans policiers s'attaquant à Dow Quichotte .Instantanément prolifèrent le double-fond de chaque énoncé, le leurre de toute parole, l'indice potentiel qui loge en tout signe. Si le narrateur ne veut pas se rappeler ce village de la Mancha, alors peut-être est-ce lui le coupable, s'amuse Borges. On imagine les possibles narratifs faisant bifurquer le récit, à la manière de ces contradictions qui ne s'annulent pas chez Ts'ui Pên, mais qui constituent, par leur surimpression et leur coprésence, le dessein d'un usage renouvelé de la fiction. Le récit policier, commenté ou écrit par Borges - seul ou en compagnie de Bioy Casares -, s'affirme comme l'éloge d'une littérature potentielle fondée sur l'imaginaire de la bifurcation. .. "
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L'espion allemand Yu Tsun doit fournir à l'aviation un renseignement capital, le nom du lieu où elle doit bombarder les lignes anglaises. Poursuivi par un policier il a seulement un temps d'avance (comme aux échecs on a un coup d'avance) et se sait condamné à terme. Il se rend alors chez la seule personne capable de transmettre le renseignement (même si ce sera manière bien paradoxale), un professeur du nom d'Albert. Le trajet de la gare à la maison se révèle déjà labyrinthique : La maison est loin d'ici, mais vous ne vous perdrez pas si vous prenez ce chemin à gauche et si, à chaque carrefour, vous tournez à gauche (...) Le conseil de toujours tourner à gauche me rappela que tel était le procédé commun pour découvrir la cour centrale de certains labyrinthes " .Mais s'agit-il simplement d'un trajet traditionnel, compliqué par des bifurcations ?
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" Son roman était insensé et personne ne trouva le labyrinthe. Sous des arbres anglais, je méditai : ce labyrinthe perdu, je l'imaginai inviolé et parfait au sommet secret d'une montagne, je l'imaginai effacé par des rizières ou sous l'eau; je l'imaginai infini, non plus composé de kiosques octogonaux et de sentiers qui reviennent, mais de fleuves, de provinces et de royaumes... Je pensai à un labyrinthe de labyrinthes, à un sinueux labyrinthe croissant qui embrasserait le passé et l'avenir et qui impliquerait les astres en quelque sorte. Plongé dans ces images illusoires, j'oubliai mon destin d'homme poursuivi. ".
Il a découvert qu'il se confondait en fait avec le roman projeté et intitulé "
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" Dans cette perplexité, je reçus d'Oxford le manuscrit que vous avez examiné. Naturellement, je m'arrêtai à la phrase : Je laisse aux nombreux avenirs (non à tous) mon jardin aux sentiers qui bifurquent. Je compris presque sur-le-champ ; le jardin aux sentiers qui bifurquent était le roman chaotique; la phrase nombreux avenirs (non à tous) me suggéra l'image de la bifurcation dans le temps, non dans l'espace. Une nouvelle lecture générale de l'ouvrage confirma cette théorie. Dans toutes les fictions, chaque fois que diverses possibilités se présentent, l'homme en adopte une et élimine les autres ; dans la fiction du presque inextricable Ts'ui Pên, il les adopte toutes simultanément. Il crée ainsi divers avenirs, divers temps qui prolifèrent aussi et bifurquent. De là, les contradictions du roman. Fang, disons, détient un secret ; un inconnu frappe à sa porte ; Fang décide de le tuer. Naturellement, il y a plusieurs dénouements possibles : Fang peut tuer l'intrus, l'intrus peut tuer Fang, tous deux peuvent être saufs, tous deux peuvent mourir, et cœtera. Dans l'ouvrage de Ts'ui Pên, tous les dénouements se produisent ; chacun est le point de départ d'autres bifurcations. Parfois, les sentiers de ce labyrinthe convergent : par exemple, vous arrivez chez moi, mais, dans l'un des passés possibles, vous êtes mon ennemi; dans un autre, mon ami. "
" Précisément, dit Albert. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une énorme devinette ou parabole dont le thème est le temps ; cette cause cachée lui interdit la mention de son nom. Omettre toujours un mot, avoir recours à des métaphores inadéquates et à des périphrases évidentes, est peut-être la façon la plus démonstrative de l'indiquer.
C'est la façon tortueuse que préféra l'oblique Ts'ui Pên dans chacun des méandres de son infatigable roman. J'ai confronté des centaines de manuscrits, j'ai corrigé les erreurs que la négligence des copistes y avait introduites, j'ai conjecturé le plan de ce chaos, j'ai rétabli, j'ai cru rétablir, l'ordre primordial, j'ai traduit l'ouvrage entièrement : j'ai constaté qu'il n'employait pas une seule fois le mot temps. L'explication en est claire. Le jardin aux sentiers qui bifurquent est une image incomplète, mais non fausse, de l'univers tel que le concevait Ts'ui Pên. A la différence de Newton et de Schopenhauer, votre ancêtre ne croyait pas à un temps uniforme, absolu. Il croyait à des séries infinies de temps, à un réseau croissant et vertigineux de temps divergents, convergents et parallèles. Cette trame de temps qui s'approchent, bifurquent, se coupent ou s'ignorent pendant des siècles, embrasse toutes les possibilités. Nous n'existons pas dans la majorité de ces temps ; dans quelques-uns vous existez et moi pas ; dans d'autres, moi, et pas vous ; dans d'autres, tous les deux. Dans celui-ci, que m'accorde un hasard favorable, vous êtes arrivé chez moi ; dans un autre, en traversant le jardin, vous m'avez trouvé mort ; dans un autre, je dis ces mêmes paroles, mais je suis une erreur, un fantôme.
- Dans tous, articulai-je non sans un frisson, je vénère votre reconstitution du jardin de Ts'ui Pên et vous en remercie.
Je sentis de nouveau cette pullulation dont j'ai parlé. Il me sembla que le jardin humide qui entourait la maison était saturé à l'infini de personnages invisibles. Ces personnages étaient Albert et moi, secrets, affairés et multiformes dans d'autres dimensions de temps. Je levai les yeux et le léger cauchemar se dissipa. Dans le jardin jaune et noir il y avait un seul homme ; mais cet homme était fort comme une statue, mais cet homme avançait sur le sentier et était le capitaine Richard Madden.
- L'avenir existe déjà, répondis-je, mais je suis votre ami. Puis-je encore examiner la lettre? ".J.L.Borges Le Jardins Aux Sentiers Qui Bifurquent.Fictions.
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Le dénouement de la nouvelle était, à ce moment encore, entouré de ce halo de contingences, d'occurrences diverses, de fins possibles que suggère le texte. pourquoi ici ne pas jouer le jeu auquel nous invite Ts'ui Pên et considérer que la fin du récit de Borges n'est que l'un des dénouements possibles ? Madden (conformément aux soupçons des Anglais) pourrait être agent double et laisser filer Yu Tsun. Ce dernier pourrait sympathiser avec Albert au point de renoncer à le tuer et à transmettre son message...
Un l'évènement survient en la personne du policier rattrapant l'espion(sorte de dieu leibnizien rétablissant l'intrigue dans sa logique policière et le temps dans sa linéarité ou observateur du monde quantique qui détermine par son observation même que le chat de Schrödinger est vivant OU mort )le récit choisit alors une des fins épiques suggérées par la citation sur les héros resignés à tuer et à mourir.. Yu Tsun tue Albert d'un coup de révolver, alors qu'il lui tournait le dos pour chercher le document demandé; il est arrêté, condamné à la pendaison mais il a accompli sa mission : les journaux publieront le fait divers de l'assassinat et les allemands disposeront ainsi (s'ils savent décrypter) du nom d'Albert, nom d'un lieu précis à bombarder.
" Dans ce même jardin de la mort se lèvent donc les fantômes de nos doublures réalisées en des univers parallèles. Et ils nous donnent l'impression étrange de nous laisser s'apercevoir comme au travers de la surface d'une devanture, retenant faiblement notre) leurre, renvoyé encore sur une vitrine, de l'autre côté de la rue. On y verra se lever une multiplicité de reflets, ceux que Kane, dans le film d'Orson Welles, perçoit avant de s'effondrer, lorsqu'il passe " entre les deux glaces d'un porche qui le démembrent et le démultiplient à l'infini. "Je " ne suis plus seulement " un autre ", comme ditRimbaud, mais il faut reconnaître encore que le même sera toujours plusieurs, pris dans les sentiers divergents d'un jardin aux bifurcations incessantes. Sous un moment de ce genre, chacun de nos gestes se trouvera des échos dans ceux, fantomatiques, incarnant d'autres avenirs aussi peu denses que celui que nous laisse discerner le temps plat de la vie ordinaire. Cette ramification de la durée, il conviendrait évidemment de la mettre en rapport avec la question de l'éternel retour dont Borges reste le partisan le plus inattendu... "
" Nous voici, pour le moment, placés sur les gonds du temps qui bifurquent perpétuellement vers d'autres avenirs, peuplés de spectres qui nous ressemblent et que l'urgence de la fuite nous ont, subrepticement, laissé apercevoir. Et cet éblouissement, ce laps de temps, ce temps mort qui ralentit tout, Yu Tsun, en assassinant Stéphan Albert, en se faisant tuer à son tour, trouvera le moyen de l'introduire dans le cours ordinaire de la vie, de retarder l'offensive des Anglais, en indiquant, par son crime, le nom de la ville qu'il fallait détruire et qui s'appelle précisément Albert. La littérature possède, en cela, un puissant pouvoir d'effraction dans le réel, un dangereux sens de l'énigme qui peut inclure l'existence elle-même dans la trame d'un roman policier, lui offrant ainsi une durée qui ne bat pas sur le même rythme, un labyrinthe dont Borges, rédigeant " La mort et la boussole ", relancera les dédales en tous sens. " Jean-Clet Martin.Une Biographie De L'éternité. Ed.De L'eclat
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