Ce qu’on doit à l’enfant qu’on a été (8)
On lui doit de tenir la note, de la prolonger, aussi loin qu’il est possible, aussi longtemps qu’il est possible.
Je me souviens de cette minuscule boîte à musique que sa main m’avait tendue.
Étant donné le cadrage du souvenir dans ma mémoire, je devais être très petite. Je vois la main tendue vers moi devant la table de la cuisine, le bras de l’adulte, orienté vers le sol, la main que je connais parfaitement à la hauteur de la table, dont je connais le tracé des veines et le toucher de la peau, venue devant le tablier de cuisine qui entoure le bas de son corps, elle me tend un objet métallique qui au premier abord ne m’intéresse pas, quelque chose comme une petite mécanique dont je ne comprends pas pourquoi elle est pour moi.
Note juste. De soi. Dans le monde. Toujours cet étonnement. Toujours commencer par l’étonnement.
Cadrage étrange, la scène ne m’intéresse pas, et pourtant se marque très nettement dans mon esprit, et j’en garde le souvenir photographique, d’avant même ce qui va se dérouler. Sans doute elle me retient d’un mot :
— Regarde.
Sa main pose sur le formica sable et blond de la table de la cuisine, dont je cherchais à comprendre quel lien il entretenait avec les micas du chemin et de mes rêves de l’été, une mécanique métallique avec une toute petite manivelle de laquelle elle approche ma main, elle tient mes doigts sur la manivelle,
je suis un peu réticente, de ne rien comprendre, je pense surtout à la boîte à outils de mon père dans laquelle je déteste aller chercher des clous, j’ai toujours peur de me faire mal,
qu’elle tourne, que nous tournons.
Alors le bruit, un premier bruit, une note, qui n’est pas un bruit, une seconde, je tourne maladroitement, mais ce n’est pas du bruit, c’est un bruit qui fait autre chose que du bruit, c’est un bruit qui, parce que je tourne la main, devient de la musique, c’est un bruit qui est de la musique.
Je ne me souviens pas de la suite. Je n’ai que ce fragment de temps où je suis passée du bruit à la musique. Où elle m’a fait basculer du bruit du monde dans l’infini de la musique. J’étais au seuil de ce que je sentais infini, et qui l’est.
Je tournais la manivelle entre mes doigts, et l’étrange mécanique dentelée, que j’ai mieux regardée ensuite, jouait la petite musique de nuit de Mozart. Au fur et à mesure que je m’habituais à l’objet, il devenait plus net. Je compris même comment il fonctionnait, ce qui n’enlevait rien à l’infini. Je tournais la manivelle, qui actionnait un petit rouleau hérissé par endroits, il soulevait des touches, comme celles d’un piano, et je prenais grand soin de commencer toujours et de finir toujours à la petite ligne à peine indiquée sur le tambour, l’étrange objet, mécanique et poétique, faisait surgir un air de Mozart.
L’émotion était là, toute entière, de l’immensité de la musique, dont je venais de comprendre qu’elle n’était pas le bruit. Point de basculement. J’étais à la hauteur de la table de la cuisine quand j’ai eu ma première expérience de l’infini.
Je l’ai fait si souvent jouer cet air, j’ai actionné si souvent la petite manivelle, plaçant mes doigts autour d’elle, cherchant le rythme le plus juste, que des touches ont fini par se casser, il manquait des notes, au moins deux ou trois, mais ma mémoire les substituait au silence et à nous deux, l’objet et moi, dans la magie de la musique, nous retrouvions l’air que je connaissais par cœur.
Toute la suite ne fut que la réactivation de cette première fois, dont l’intensité avait été absolue et sans faille.
Isabelle Pariente-Butterlin _ Licence Creative Commons BY-NC-SA
1ère mise en ligne et dernière modification le 21 octobre 2013.
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En lisant :
je suis toujours frappée par l’écriture d’Isabelle Pariente-Butterlin, par la sensibilité qui s’en dégage, l’harmonie et la fluidité avec laquelle son écriture avance, comme une cascade descend de la montagne entre les rochers. Rien de l’arrête, elle ajuste son débit au monde sans jamais forcer. Elle coule, ruissèle, bouillonne sans jamais s’arrêter comme une course sans fin.