Ce livre s'intègre dans mon challenge personnel: "Le temps en littérature..."
Ici, c'est le temps météorologique avec le titre "l'ombre du vent" de Carlos Ruiz Zafon.
Leitmotiv de l'œuvre: "Certains déserts ne se traversent que dans un sens"
C'est un pavé. Il m'a fallu du temps pour le lire. J'ai adoré ce roman. Je l'ai trouvé extraordinaire.
L'histoire est celle d'un jeune orphelin de mère, Daniel, fils d'un libraire de Barcelone. Un jour, le père emmène son fils dans un "labyrinthe" de livres: Le Cimetière des Livres oubliés. L'enfant doit choisir un livre. Il tombe sur L'Ombre du Vent de Rapidement, ce roman va être l'objet de diverses convoitises mais à aucun moment Daniel ne souhaite céder ce livre puisqu'il s'attache au style de l'auteur, admire l'écrivain.
Le titre est très paradoxal et très curieux. Le titre indique l'absence: est-ce un roman sur le néant? Le vent n'est pas matérialisable, il n'est pas visible. C'est une entité non palpable. On reconnait le vent par les effets qu'il produit: il met les éléments en mouvement, il crée la fraîcheur. On le sent mais on ne le voit pas. L'ombre du vent est alors une proposition très paradoxale puisque l'ombre suppose le visible. Pour qu'il y ait une ombre il faut un objet. Et paradoxalement, l'ombre est non palpable; c'est l'envers du matériel. Comment peut-on avoir une ombre d'un objet non visible?
D'entrée de jeu, avant même d'ouvrir le roman, l'auteur nous plonge dans des Ténèbres, dans un double néant, dans une atmosphère fantomatique... Pour reprendre l'expression de Sartre, ce titre paradoxal insiste sur la frontière infime entre "l'être et le néant".
Le roman est donc à l'image de l'existence: bivalent. Le roman oscille entre l'ombre et la lumière, la vie et la mort, la vue et la cécité, la parole mensongère et le non-dit, la présence et l'absence, l'amour et la haine... Tout est relatif, le monde est à double faces.
Le roman suit une ligne chronologique: de 1945 à 1966. On voit évoluer Daniel dans sa vie privée, professionnelle. Et son apprentissage sera toujours lié à l'existence de Juliàn Carax. Le roman de ce dernier accompagnera notre jeune apprenti tout au long de son existence.C'est un roman complexe qui commence par une mise en abîme: le titre du roman que nous lisons est le titre du roman de Juliàn Carax. Nous nous assimilons alors plus facilement à Daniel. Et, à travers l'initiation du jeune héros, l'auteur nous met face à notre propre apprentissage littéraire. Nous nous voyons en Daniel qui se voit à travers le héros de Carax. Comme si leurs destinées étaient liées pour toujours.
L'Ombre du vent apparaît comme une longue initiation à la fois littéraire et existentielle mais il s'agit aussi d'un roman philosophique. On peut facilement mettre en relation (de Voltaire). Et, le personnage de Fermin Romero est un Pangloss moderne. Un personnage qui parle tout le temps, souvent pour ne rien dire et qui a tendance à glisser vers l'optimisme voltairien ("la rage de soutenir que tout est bien quand tout est mal"). Les interventions de Fermin, drôlement cyniques et crues sont des petites bouffées d'air frais dans ce roman lourd et sombre.
C'est un roman qui est complet puisqu'il inclut divers genres: le conte philosophique, la lettre, le thriller, le polar, le roman d'amour, le roman d'aventures, le roman politique... D'emblée, le lien se fait avec Si par une nuit d'hiver un voyageur de Calvino où le Lecteur se perd dans les méandres des livres, des traductions, des faussaires, des auteurs divers et où à la fin on s'aperçoit que le roman pose la question de l'essence même de la littérature.
Ce roman rappelle un incipit du roman de Calvino: ce "métaroman" de Calvino est un récit espagnol s'intitulant autour d'une fosse vide; titre qui renvoie au néant comme le roman que nous lisons. Le récit de Calvino et le roman de Zafon ont en commun le rapport au vide, au néant, à la mort, à la fausse mort, aux mensonges, etc.
III. La littérature à l'épreuve
Le rôle de la littérature est interrogé.
Ici, la littérature est convoitée pour être détruite car elle peut être considérée comme une menace.
La littérature est aussi une fiction qui en dit plus sur le réel que la réalité elle-même. La littérature, bien que fictive, énonce des vérité. L'auteur semble soulever une problématique importante : dans quelle mesure la réalité inspire-t-elle la fiction? La fiction est-elle uniquement invention?
"Il existe des personnes dont on se souvient et d'autres dont on rêve. Pour moi, elle avait la consistance et la crédibilité d'un mirage: on ne se pose pas de questions sur sa réalité, on le suit, jusqu'au moment où il s'évanouit ou se défait."
Rapidement, on s'aperçoit que les non-dits, les mensonges, les secrets défenses mettent un frein à la découverte de la vérité et le jeune Daniel trouvera les éléments de cette vérité dans les romans. Carlos Ruiz Zafon nous offre une ode aux livres, un hymne à la Littérature .
"Un livre est un miroir où nous trouvons seulement ce que nous portons déjà en nous."
La longueur du livre peut être un frein. mais dès que l'on commence on se laisse prendre par le style de l'auteur, par le ficelage de la trame romanesque. L'histoire, parfois complexe du fait des imbrications des récits, demeure toujours cohérente.
Le style de l'auteur? De l'or en barre. Des phrases percutantes de poésie, de lyrisme, de réalisme .
"J'ai compris, [...] que je ne pourrais jamais aimer un autre homme comme j'aimais Julian même si je passais le reste de mes jours à essayer."
Il y a une lettre insérée qui est une véritable pépite: c'est la quintessence de l'expression amoureuse:
"Je bénissais en silence chaque minute que nous vivions ensemble, chaque nuit qu'il passait contre moi, et je devais cacher mes larmes de colère quand je pensais que j'avais été incapable d'aimer cet homme comme il m'aimait, incapable de lui donner tout ce que j'avais vainement déposé aux pieds de Julian. Bien des nuits je me suis juré d'oublier Julian, de consacrer le reste de ma vie à rendre heureux ce pauvre homme et à lui restituer au moins quelques miettes de ce qu'il m'avait donné".
Ce livre, je me le suis acheté et je l'ai racheté pour l'offrir à quelqu'un. Je fais cela très rarement. (Deuxième fois...) C'est dire l'impact qu'a eu sur moi ce roman...