Je suis tombée dans le théâtre quand j’étais petite. Mes plus beaux trésors sont dans ma malle à déguisements, et je traîne souvent dans mes grands sacs de fille des accessoires ou des morceaux de costumes pour répondre à mes envies subites de me prendre pour une autre. C’est que la vie est trop courte pour s’habiller triste, vous ne trouvez pas, le Chat ?
Dimanche dernier, en randonnée sur le magnifique sentier Eucher à La Baie, alors que décollaient vers le sud des centaines de voiliers d’outardes, je ne me suis pas contentée de les regarder. Il ne me faut pas grand-chose pour entrer dans la peau d’un personnage. Un jupon et j’avais des ailes.
Hélas, cette joyeuse comédie-ballet a pris un tour tragique à la suite d’un triple salto un peu trop téméraire.
Si je me remets tranquillement de cette mésaventure, je dois cependant gérer la rébellion de mes organes. Mon cerveau a décidé de faire la grève et reste quelque peu embrouillé. À défaut de balbutier correctement, j’ai pensé vous offrir cette courte pièce, écrite il y a quelques années, à la gloire de ces organes que nous maltraitons parfois.
Du théâtre au Chat Qui Louche ! Une fois n’est pas coutume !
Sophie
Symphonie somatique en hic majeur
(Courte pièce pour organes)
Le décor est surréaliste, évoquant l’intérieur du corps humain. L’intestin est endormi tandis que l’estomac est assis, l’air incommodé. La scène commence avec l’arrivée du cerveau.
Le cerveau
Debout ! Ici, la tour de contrôle… J’ai dit debout là-dedans ! Mais qu’est-ce qu’ils ont tous ce matin ?… Moi-même, j’me sens drôlement confus… J’ai pas les idées très claires. Voyons… une petite gymnastique matinale de mes synapses ne peut pas me faire de mal ! Une… deux… une… deux… Ouille… Aïe, j’aurais bien besoin d’un Tylenol !
L’estomac
Et là-haut, vas-y mollo !!! J’suis vraiment pas dans mon assiette… Quand est-ce qu’elle va comprendre que je suis quadragénaire et que je n’ai plus la constitution d’un estomac de 20 ans ! Si elle continue à maltraiter mes sucs gastriques, on va finir par manger les pissenlits par la racine beaucoup plus tôt que prévu !
Le cerveau
Qu’est-ce qu’elle a encore fait ? C’est bizarre, je ne me souviens plus de rien. J’ai les deux hémisphères dans la brume !
L’estomac (se moquant)
C’est pourtant toi le cerveau, p’tite tête ! Tu t’es encore fait rouler dans la farine !
Le cerveau
Quoi ?… Elle a encore trop fêté hier soir, c’est ça ?
L’estomac (en colère)
Bravo, t’es une vraie lumière ! Eh bien oui ! Elle s’est encore saoulée et elle n’y est pas allée avec le dos de la cuillère. Elle commence franchement à me courir sur le haricot. J’ai dû bosser toute la nuit et j’ai encore du pain sur la planche ! J’ai tenté d’assimiler les neuf pintes de bière et le demi-litre de vin qu’elle s’est envoyés ! Je suis crevé… T’aurais pas pu la raisonner pour une fois !
Le cerveau
Tu sais bien que l’alcool me coupe tous mes effets… J’me disais bien qu’il me manquait quelques neurones ce matin et j’ai la dopamine en ébullition.
L’intestin qui est toujours endormi fait des borborygmes incongrus.
L’estomac (accusant l’intestin)
Et l’autre, il roupille comme si de rien n’était alors qu’il fait un bruit de casserole. Faut quand même pas me prendre pour la bonne poire de service, je vais quand même pas me taper tout le boulot. On est une équipe, oui ou non ?
Le cœur entre en fredonnant, l’air heureux.
Le cœur
Salut, les mecs… Ça gaze ?
L’estomac (lançant un œil critique à l’intestin)
Ça pour gazer, ça gaze ! (Hurlant au-dessus de l’intestin qui s’éveille en sursaut) Y’a d’la vie dans la tuyauterie !
L’intestin (bâillant et s’étirant)
Ahhh… Désolé si je vous ai réveillés, mais il faut bien que la digestion se fasse !
L’estomac
Eh bien, lâche pas mon homme parce qu’il y a encore du stock… Et c’est pas du gâteau ! Attention, je t’envoie la marchandise !
L’intestin (paniqué)
Oh non… C’est trop là… Tu te la gardes… Moi, je n’en peux plus et je vais finir par devenir « dysfonctionnel » ! J’ai les muqueuses complètement enflammées !
L’estomac
Et voilà… La grande nouille fait sa sucrée. Écoute, si tu ne veux pas qu’on se prenne le chou tous les deux, tu ouvres tes vannes, car y’a pas écrit « consigne » !
L’intestin
Moi, j’en ai assez de faire des heures « sup » ! Non seulement je suis surexploité (en montrant l’estomac), mais en plus on me harcèle sur mon lieu de travail ! Moi, je me mets en grève !
L’estomac
Ça, c’est la cerise sur le sundae ! Je trime comme un malade pour lui livrer le tout haché menu et « môssieur » refuse de réceptionner le colis ! Il voudrait le beurre et l’argent du beurre peut-être !
Le cerveau
Bon, écoutez, calmez-vous ! Ça ne sert à…
L’estomac
Toi, mêle-toi de tes oignons, le maquereau ! On travaille pour toi et t’es même pas capable de nous protéger ! Quelques grammes d’alcool dans le sang et le cerveau pédale tranquillement dans la choucroute pendant que, moi, l’estomac, je me fais de la bile. Et après on va dire que je suis soupe au lait !
Le cœur
Oh là, là… Ça va pas fort ce matin… Pourtant la vie est belle ! Laissez-vous bercer par mon tam-tam. L’entendez-vous qui cogne sans relâche depuis hier soir ?
Le cerveau (dépité)
Ne me dites pas qu’elle est tombée amoureuse ?
L’estomac
C’est un vrai cœur d’artichaut, vous le savez bien ! Elle fond comme une motte de beurre à chaque fois qu’il y a un gars qui lui fait des yeux de merlan frit.
Le cœur
Mais cette fois-ci, c’est différent ! Je suis emballé. Je vis des pulsations inédites et folles. J’ai les oreillettes qui pompent plus que de raison et le myocarde en pâmoison !
L’utérus entre très énervé.
L’utérus (paniqué)
Au secours, à l’aide ! Déclenchez le signal d’alarme !… Nous sommes envahis !
L’estomac
On le sait que nous sommes envahis ! C’est la faute de l’intestin qui ne veut pas évacuer ! Moi, je vous dis qu’on se prépare une occlusion (montrant l’intestin) si cette vieille saucisse continue à tourner autour du pot !
Le cerveau
Chut ! Laisse donc l’utérus parler ! C’est curieux, je sens moi aussi tout à coup une présence étrangère qui commence à me titiller les nerfs ! (À l’utérus) Explique-nous ce qu’il se passe.
L’utérus
Je suis bouleversé… Ce matin, j’ai eu la visite des trompes de Fallope. Sans un mot et l’air triomphant, elles m’ont largué un corps étranger. Depuis, cet intrus s’incruste !… Le pire, c’est qu’il se développe de plus en plus ! Je ne contrôle plus rien !
Le cerveau (catastrophé)
Ah non !!!
L’intestin
Quoi, c’est grave ? C’est qui, cet importun ? Si c’est un microbe, j’en fais mon affaire… Moi, la faune bactérienne, ça me connaît !
Le cerveau (fataliste)
Non, rassurez-vous, nous ne sommes pas malades… Nous sommes « enceinte » !
L’estomac (sarcastique)
La mayonnaise a pris ! Et bien voilà qui va nous pimenter l’existence ! Je ne voudrais pas en faire un fromage, mais on est dans le jus ! Et l’addition va être salée !
Le cœur
Mais non, c’est super ! Quelle bonne nouvelle ! Elle va être tellement heureuse ! Le jour de ses quarante ans, quel beau cadeau d’anniversaire ! C’était inespéré !
Le cerveau
Si seulement mes facultés n’avaient pas été amoindries par l’alcool, j’aurais pu au moins lui rappeler à quoi sert un condom.
Le cœur
Il est bon de temps en temps que seul le cœur ait ses raisons !
Le cerveau
Mais il ne faut pas se leurrer, ça va faire un bébé sans père ! La belle ne se doute pas encore qu’elle
se prépare de vieux jours d’angoisse et mon hypothalamus de joyeux troubles de l’humeur !L’estomac
Et puis un môme, ça prend de la place ! On était déjà serrés comme des sardines !
L’utérus
Bon… Qu’est-ce que je fais moi ?
Le cerveau
Tu couves, mon cher… C’est toi la matrice ! Réchauffe-nous cet embryon, prends-en bien soin pour qu’il nous arrive au moins complet et en santé. Quant à nous, les amis, nous n’avons pas le choix… Il va falloir être un peu plus solidaires ! Tous pour un !
Tous (se prêtant au jeu avec plus ou moins bonne volonté)
Un pour tous !
Le cerveau
Parfait ! Chut… Elle se réveille !
L’estomac (tout bas)
Je crois que je vais vomir !
Fin