Episode 3 : vivre ou laisser mourir

Publié le 23 octobre 2013 par Legraoully @LeGraoullyOff

Seul et faible, allongé sur le bitume neuilléen, Didier de Florange suffoquait d’une souffrance angoissée. Il sentait péniblement les sursauts lancinants de son ventricule gauche qui semblait vouloir s’extirper de sa poitrine velue dans un élan souffreteux ; l’ouvrier lorrain avait un malaise devant l’antre de l’ancien chef de la nation française. Dans cette France moribonde qui, à coup d’individualisme sauvage et d’amnésie républicaine, se libérait de ses derniers restes de solidarité, les passants anonymes se promenaient autour du corps convulsant du compère de Roger sans une once de mansuétude à son égard.

Les membres du service de sécurité de Nicolas Sarkozy observaient ce déchet allongé sur l’asphalte qui voyait les évènements de sa vie primaire défiler aussi vite qu’un ministre de l’Intérieur expulse une jeune Kosovare. Au-delà de leurs différences, les quatre hommes en noir ne pouvaient rester inactifs devant les souffrances de Didier. Ce n’est pas par humanisme débordant que les bodyguards hésitaient à intervenir, mais ayant tous leur diplôme de secouriste, ils auraient été inculpés pour non assistance sur personne en danger : un clochard valait bien des frais d’avocat.

—  « On fait quoi ?, interrogea l’un deux.

—  Perso, je ne bouge pas de mon poste, se justifia le plus frêle des quatre gardes du corps.

—  On ne peut pas laisser ce gars crever là putain, tu imagines les emmerdes ? Et les titres des journaux ? « Un clodo décède devant la maison des Sarkozy ». Il sera content le patron !, s’expliqua le plus nuancé du quatuor.

—  Allez, on y va vite-fait. Je préviens le reste de l’équipe », décida le dernier.

Pendant ce temps durant lequel l’ami fidèle se délestait de ses derniers lambeaux de vie, Roger Moure infiltrait la demeure florissante de l’ancien chef des Gaulois. Il avait profité de l’absence de quelques chiens de la meute sarkozyste pour se dissimuler entre des buissons habilement taillés afin d’atteindre une fenêtre classieuse négligemment entrouverte. Telle Alice dans son psychédélique pays des merveilles, le père de famille florangeois était subjugué et fasciné par cet univers aux antipodes de son quotidien. Le parquet parfaitement vitrifié épousait à la perfection les sonorités mélodieuses d’une douce complainte de musique classique qui avait l’effet de sirènes hypnotiques pour l’ouvrier lorrain, qui, comme Ulysse, dût faire preuve de multiples efforts pour ne pas se détourner de son objectif. Cependant, quelques cris poussifs et outrageusement maîtrisés émergeaient d’une pièce à l’éclairage tamisé. Homme curieux et naturellement voyeuriste, le rescapé de Lorraine profita de sa situation pour entrouvrir la porte de la chambre conjugale et se laissait aller à ce spectacle improbable en toute discrétion. De toute sa vie, jamais il n’avait vu une femme aussi belle : les courbes de son corps latin auraient éclipsé les faveurs d’Aphrodite, ses cheveux bruns rigoureusement attachés laissaient cependant apparaître la base de son cou câlin, son parfum étourdissant faisait frémir la moindre fraction de son amant. D’ailleurs, les caresses de l’ancien ministre de l’Intérieur, flamboyant de cynisme, cristallisaient le corps de Carla de milles gémissements. Dans cette chambre lors de cet après-midi pluvieux, elle s’enivrait de la symphonie sensorielle que subissait son corps svelte, raidi par le bonheur d’être enfin soutenu intimement par un homme qui la comprenait. Même les gestes maladroits de son bien-aimé ne pouvaient entacher la délicieuse ivresse qui la submergeait : son cœur tambourinait sa poitrine minimaliste par des secousses enchanteresses qui la faisaient vibrer au moindre contact avec son petit Nicolas. L’acte charnel terminé, le couple était incapable de se séparer, de briser la fusion passionnée qui les avaient menés à partager leur corps ; ils restèrent nus l’un contre l’autre en se délectant du regard sans prononcer un mot, les cliquetis de la pluie torrentielle sur le toit de la bâtisse suffisaient à combler un hypothétique silence intimidant. Roger Moure saisi de stupeur devant ce spectacle déroutant, referma la porte sans un bruit afin de se concentrer, non sans mal, sur sa mission initiale. Il sortit son imposant sac de toile en lin dont il défila les cordages abrupts malgré ses mains tremblantes pour le remplir de nombreux trésors contemporains.

L’entrée du centre hospitalier de Courbevoie laissait « 007 » circonspect. L’ouvrier lorrain haïssait les établissements de santé qui lui laissaient trop de mauvais souvenirs, il n’avait qu’un seul intérêt à pénétrer dans cette bâtisse impersonnelle : retrouver son ami d’enfance. L’hôtesse d’accueil conseilla brièvement son interlocuteur sur le parcours à emprunter pour rejoindre Didier. Dans ce labyrinthe blanc aux saveurs javellisées, le box 12 apparut comme l’épilogue de cette journée sans fin pour nos deux compagnons.

— « Oh Didier ! C’est moi ! Roger !

—  Tu as pris ton temps mon salaud pour venir me voir !

—  Disons que certains événements m’ont ralenti… Comment tu te sens ?

—  Bien, les molosses ont mordu à l’hameçon comme des gamins. J’ai été obligé d’en faire des tonnes mais ils ont flippé comme des pucelles. Et toi, ta partie du boulot ?

—  Signe ton billet de sortie et on retourne au fourgon. Tu verras par toi-même. »

Après quelques conseils de circonstance, le médecin urgentiste redonne à Didier sa liberté sans lui imposer de mesures particulières, il faut dire qu’il avait d’autres chats à fouetter qu’un cinquantenaire fumeur et buveur invétéré qui , selon lui, feintait un malaise pour frauder à l’assurance maladie ou réclamer un arrêt de travail. L’imposteur munit d’une souplesse inattendue, virevoltait avec grâce jusqu’au véhicule de son compère afin de plonger son regard d’enfant dans le contenu mystérieux de cette besace gavée du butin de leur expédition parisienne:

—  « Putain de merde Roger, avec  ça, on risque …

—   Oui… Perpét’. »

A SUIVRE …

Graine d’ortie