…où comment une immersion au cœur des souks de la capitale syrienne se transforme, peu à peu, en errance à la fois géographique et intérieure. Avec, comme fil d’Ariane, une seule question : est-il possible de se trouver ?
« Berceau de l'humanité », « foyer de civilisation », « aube de l'histoire », « carrefour des mondes »... La liste des expressions semble inépuisable au moment de fouler la terre syrienne, dont les origines se perdent dans la nuit des temps. Le pays a beau mettre beaucoup d'énergie à entretenir sa mauvaise réputation internationale, la simple évocation de son nom injecte forcément, dans l'imaginaire du voyageur, cette promesse d'errance, de flottement, de chamboulement des sens et d'envoûtement propre à l'Orient millénaire. Senteurs d'épices et d'encens, vapeurs de hammam et de narguilé, bercement des chants aux heures de prières, paysage féérique de minarets, dômes, souks, palais, caravansérail dégringolant en cascade le long des pentes...Autant d'élément paraissant sortis d'un récit des Mille et une nuits (mais bien présents ici), qui immergent d'emblée dans une vie vaguement parallèle avant même d'y avoir posé un pied. Le premier alphabet, la première note de musique, le premier village agricole, les premiers traités de physique et d'astronomie sont nés ici (explique mon guide) et c'est comme si ce passé millénaire imprégnait chaque particule d'atmosphère, comme pour signaler au voyageur
Bien évidemment, il ne faut pas s'attendre à capter d'emblée ces sensations diffuses, flottant dans l'atmosphère telles des bulles de savon. Comme toutes les grandes villes d'Orient, Damas ne se laisse pas découvrir au premier abord. Il faut, au préalable, franchir son triste corset de modernité bétonnée et standardisée, composé d'immeubles sans charme, de bâtiments administratifs « staliniens », de buildings en construction et du réseau tentaculaire de routes, viaducs et avenues encombrées que l'on ne traverse qu'en empruntant les passerelles disgracieuses qui défigurent la chaussée... Il faut, ensuite, s'imprégner de la mosaïque de quartiers s'étalant jusqu'au pieds des dunes encerclant la ville comme un écrin (n'oublions pas que nous sommes en plein désert), se perdre dans l'entrelacs des ruelles minuscules qui prennent peu à peu le pas sur les autoroutes urbaines, grimper courageusement (et sous la neige, en ce qui me concerne) sur les pentes abruptes du mont Kassioum (la colline qui surplombe la ville) pour découvrir ces quartiers brusquement émergés au fil des vagues d'immigration successives (kurdes, palestiniens, réfugiés du Golan...), où la gentillesse des habitants n'a d'égal que la splendeur de la vue sur l'immense cité. Alors, seulement, Damas se dévoile, révèle ses charmes millénaires, envahit votre esprit de son atmosphère tranquille et semble ouvrir naturellement au voyageur les portes de son cœur historique, lové au milieu des remparts en ruine.
Bienvenue dans les souks du vieux Damas, réseau dense d'allées couvertes, illuminés de dizaines de rayons solaires perforant les toits sombres, agglutinés autour du cœur vivant de la ville que constitue l'envoûtante Mosquée des Omeyyades, peut être la plus belle du Moyen Orient.
Pénétrer dans ce dédalle de chemins entrelacés, c'est d'abord s'offrir une formidable reconnexion au réel. Odeurs d'épices et d'encens, senteurs sucrées de fruits, pâtisseries, sucreries et autres friandises colorées. Brouhaha démesuré mêlant cris des vendeurs, vrombissement des moteurs, battement des pas et chants descendant des nombreuses mosquées. Vision féerique des mille et un tissus, draps, soieries, tapis, vêtements, bijoux qui interpellent le regard dans un bombardement éclatant de couleurs et de vie. Activité bouillonnante de mille et un vendeurs, porteurs, livreurs, acheteurs, ravitailleurs de thé, de denrées, de tout... Le cœur de Damas semble offrir un déluge de sensations qui, pour être bien réelles, n'en constituent pas moins de formidables combustibles à l'imaginaire.
Au terme de cette errance qui semble ne jamais s'achever, on débouche pourtant par hasard au pied de hautes enceintes rehaussées de minarets, un peu comme on parvient au centre de soi-même au terme d'une longue réflexion. Voici la mosquée des Omeyyades, merveilleux édifice, cœur d'une ville qu'irriguent les mille et une « veines » marchandes dont on vient de s'extirper.
Mais c'est à l'intérieur que le choc se produit : une immense esplanade, baignée de soleil, entourée de mosaïques et de colonnades, qui vous saisit d'emblée par son ses couleurs ocre comme par son atmosphère paisible et dépouillée. À l'inverse des monuments occidentaux, qui occupent une grande partie de la place qui les « héberge », ici, c'est la place qui semble avoir été intégré dans l'édifice, comme un appel à retrouver son propre espace intérieur et sa sérénité... Formidable lieu de vie, de joie, de rencontre, à l'ambiance familiale, où l'on vient bavarder, faire la sieste, jouer au foot (si, si), rencontrer le voisinage ou simplement achever sa quête d'émotions authentiques, comme une réponse évidente à son besoin d'essentiel. Délicieux moment d'intemporalité, de réflexion, de rêve, où l'on a la sensation simple, mais en fait assez troublante, de ressentir à l'état pur et, finalement, de se connecter enfin à la question essentielle : est-il possible de se trouver ?
Comme ces tissus damassés, dans lesquels on introduit des fils d'or pour donner de l'éclat, on ressent furtivement, dans ce labyrinthe qu'est la capitale syrienne, la sensation diffuse de retrouver son vague fil d'Ariane intérieur.
Suite du carnet :
Une oasis dans le désert (3/5)