Poezibao propose ici en avant-première l’Avant-propos du livre Manuel Maples
Arce, Stridentisme ! Poésie & manifeste (1921-1927) qui paraîtra le 7 novembre aux éditions le Temps des cerises
Faut-il croire les
romanciers ! Dans Ombre de l’ombre de Paco Ignacio Taibo II (1),
un certain Fermin Valencia, lequel arbore « une moustache respectable,
souvenir, avec ses bottes à talons et son foulard rouge, de son passage par la
Division du Nord de Pancho Villa, dans les années 1913-1916 », faiseur
poussif de poèmes à deux sous et de slogans publicitaires, auteur par exemple,
vers 1922, de ce quatrain négocié contre vingt-cinq rafraîchissements,
« peint en lettres baroques et multicolores au-dessus de [la] petite
boutique » :
Si t’as soif, va chez Simon
Y’a pas plus frais dans Mexico
Celui qui dit que c’est pas bon
Dans Mexico, y’a pas plus con ! (2)
ou encore de cette
strophe point méprisable :
Je couds mon âme à même ma peau
Et je désespère
La vie se vide de son sang
Et pourtant
J’attends toujours la Singer
Qui réparera
Avec des points précis
Ce qui se dévide en moi
Et reste derrière.(3)
et qui a la sensation, en remplissant son carnet de ce genre de poèmes,
« d’être un chasseur furtif, l’auteur d’un acte délictueux qui le ren[d]
hors la loi » — le poète Fermin Valencia, donc, passablement aviné
« se [met] à déclamer des vers de Maples Arce, un jeune poète originaire
de Veracruz », étant tombé un beau matin sur cet authentique
« Prisme » stridentiste :
La ville insurgée aux annonces lumineuses
Flotte dans les almanachs
Soir après soir là-bas
Dans la rue repassée un tramway saigne
en ajoutant : « Merde, j’aimerais bien écrire comme ça ! »
Mais, qui, des amateurs de polars exotiques, s’en sera avisé ?
Qu’à cela ne tienne. Il est une dilection plus insistante, quoique non moins
burlesque, dans le discours savamment ourdi que sont Les détectives sauvages, ce roman d’un poète.(4) Or même au mieux disposé des
lecteurs de Roberto Bolaño, la figure du stridentiste Manuel Maples Arce aura
paru peut-être à peine plus réelle que l’obscure et improbable Cesárea
Tinajero, putative poétesse fondatrice du Réalisme viscéral, illusoire
proto-avant-garde mexicaine, et directrice du numéro unique d’une revue intitulée
Caborca, auteur, là, du seul poème,
et lequel, qui se puisse lire d’elle, pistée par les « détectives sauvages »
et perdue à peine retrouvée dans les déserts du Sonora…
Troublante élection et significative réminiscence pourtant, encore qu’oblique,
que celle du mouvement stridentiste, dans les trames de la fiction, par la
grâce de l’errance de ce groupuscule néo-réalviscéraliste mené par les furieux
Arturo Belano et Ulises Lima — acte de reconnaissance insigne et dérisoire, tout
à la fois, par les vrais infraréalistes Roberto Bolaño et Mario Santiago Papasquiaro,
dans le Mexique des années 1970, à l’égard de cette radicale aventure échouée
dans les années 1920 : tous ne furent-ils pas également, encore qu’à leur
façon, des « Mexicains perdus à Mexico » ? C’est qu’alors, pour
cette bohème de beatnicks latinos en quête d’exemples à leur subversion, en une
contrée poétique placée sous le magistère peut-être écrasant d’un Octavio Paz
(et d’autres), « de la période 1921-1928 restent néanmoins des livres qui
sont utiles », car des recueils aussi oubliés (et introuvables) que Andamios interiores (1922) ou Poemas interdictos (1927) « [leur]
servent pour commencer à voir d’une manière différente la tradition de la
poésie mexicaine » ; en somme, « les stridentistes n’ont pu
soutenir les barricades acides de la nouvelle poésie, mais ils [leur] ont
appris plus d’une chose quant aux pavés » — ainsi que l’établit le jeune
Bolaño dans l’une des revues que dirigea Octavio Paz, tiens donc, avant d’y
donner des propos recueillis auprès des intéressés, en 1976 (5). L’année même
où il donnait ses premiers textes à la publication, en revues, dans une
anthologie infraréaliste et dans une plaquette personnelle : de la poésie.
En dépit d’un très évident et définitif reflux, en s’enquérant de ce que pouvaient
avoir à dire encore les trois vétérans de l’avant-garde nationale, il
s’agissait de recueillir et revitaliser un legs symbolique, geste pathétique
dont peu se souviendraient encore s’il n’avait été à son tour attesté, pour
ainsi dire, dans un grand roman rédigé une vingtaine d’années plus tard.
Ainsi donc, là, dans le récit de Bolaño, ceux qui ne fréquentent pas les
réserves des bibliothèques, cet oubli, peuvent lire des fragments de la
chronique à peine vraisembable, mais souvent véridique, du Stridentisme. Contrastant
avec la figure légèrement antipathique d’un Maples Arce en retraite, c’est le
non moins putatif Amadeo Salvatierra qui rapporte : « l’un d’eux m’a
expliqué qu’ils étaient en train de faire un travail sur les stridentistes, et
qu’ils avaient interviewé Germán, Arqueles et Maples Arce, et qu’ils avaient lu
toutes les revues de cette époque-là, et que parmi tant de noms, de noms de
vrais hommes et de noms creux qui ne signifient plus rien et ne sont même pas
un mauvais souvenir, ils sont tombés sur le nom de Cesárea ». Et sous
l’empire nostalgique de répétitives rasades de mezcal Los Suicidas, le prolixe
Salvatierra prodigue de chapitre en chapitre ses commentaires clandestins et
enthousiastes des plus hauts faits de l’aventure stridentiste. On y trouve, là
aussi, jusqu’à du Maples Arce dans le texte et un peu plus tangible que Cesárea
Tinajero, mais incrédule encore, et avec ce sentiment qu’à notre insu nous est fourguée
comme une mémoire de contrebande.
Qu’est-ce à dire ? Veut-on tout de même comprendre quelque chose à
l’histoire de la poésie mexicaine, par-delà tout pacifisme simplificateur et
derrière les valeurs consacrées ? Le Stridentisme, qui fut au Mexique, de
1921 à 1927, l’avant-garde même, ne peut-il être autre chose qu’une partie du
décor ou qu’un obscur objet d’étude pour historiens de la littérature ?
Son fondateur et animateur, Manuel Maples Arce, à condition d’être (re)lu et
pourquoi pas traduit, pourrait être un peu plus qu’un douteux personnage de
fiction : un authentique poète. Voici l’œuvre.
[Antoine Chareyre]
« Avant-propos » au volume :
Manuel Maples Arce, Stridentisme ! Poésie & manifeste (1921-1927)
édition
bilingue & illustrée
textes réunis & établis, traduits de l’espagnol (Mexique), présentés &
annotés par Antoine Chareyre
Le Temps des Cerises, coll. « Commun’art »
(à paraître le 7 novembre 2013)
1. P. I. Taibo II, Sombra
de la sombra, Mexico, Editorial Planeta Mexicana, « Biblioteca
policíaca », 1986 ; version française citée : Ombre de l’ombre,
trad. de Mara Hernandez et René Solis, Paris, Rivages, « Rivages
noirs », 1992.
2. « Para aguas las de Simón,/ no hay más frescas
en el rumbo/ el que diga que no gustan/ de un madrazo me lo tumbo. »
3. « Coso mi alma a la piel/ y desespero/ la vida
se desangra/ y apesar/ no ha nacido la Singer que repare/ con puntadas precisas/
y lo siento/ estas cosas de mí/ que voy perdiendo/ dejando/ atrás. »
4. R. Bolaño, Los
detectives salvajes, Barcelone, Editorial Anagrama, « Narrativas
hispánicas », 1998 ; version française citée : Les détectives
sauvages, trad. de Robert Amutio [Paris, Christian Bourgois, 2006], rééd.
Gallimard, « Folio », 2010.
5. Voir
« El estridentismo » et « Tres estridentistas en 1976 », Plural
(Mexico), no 61 et 62, octobre et novembre 1976.