Assise à même les dalles froides du sol, Noura resta un long moment hésitante devant la formule qui allait lui permettre d’invoquer son ancêtre. C’était risqué et hasardeux, elle le savait mais elle éprouvait désormais un besoin impérieux et pressant d’en savoir plus. Sur le chemin qui la menait jusqu’à la chapelle, elle s’était peu à peu rendue compte qu’elle ne cherchait pas seulement des informations concernant le sort mais qu’elle voulait aussi des réponses sur les origines de tout ce désastre, de ces pouvoirs qui semblaient corrompre tous ceux qui s’en servaient, y compris elle. Car elle le sentait bien, à chaque fois qu’elle les invoquait, ils semblaient s’emparer de sa volonté, se faisaient toujours plus présents, presque obsessionnels. C’était une sensation si troublante, si grisante qu’elle chassait en un instant les doutes, la peur et cette détestable impression d’être une proie vulnérable.
Elle balaya ses dernières hésitations d’un mouvement de tête. Elle renversa sur le sol le contenu de sa besace pour chercher ce qu’ils avaient toujours considéré comme un bijou de famille mais qui, depuis quelques heures, s’avérait être bien plus, sans qu’ils ne sachent vraiment quoi. Elle scruta encore une fois l’objet de forme circulaire sur le contour duquel sept symboles encore mystérieux avaient été gravés. La lueur de la flamme faisait scintiller la pierre qui en ornait le centre et semblait l’animer de mille feux. Noura inspira profondément comme pour se donner le courage d’aller jusqu’au bout de ses résolutions. Elle se saisit d’une lame et s’entailla la paume d’un geste résolu. Elle empoigna de sa main ensanglantée le bijou et ânonna l’unique formule qu’elle connaissait réellement pour avoir entendu Goran la prononcer quand ils avaient invoqué Waleda.
Une troublante et étrange chaleur l’envahit soudain. Elle s’accentuait à chaque mot, à chaque phrase prononcée, se propageait dans toutes les parcelles de son être. Elle se fit brutalement si intense qu’elle en devint insoutenable. Noura lâcha précipitamment le bijou qui semblait lui brûler littéralement la paume. Elle porta une main paniquée sur sa poitrine, le souffle court et tenta vainement de reprendre sa respiration, la bouche ouverte dans un cri de douleur silencieux. Lorsque les torches alignées au mur s’allumèrent avec violence, elle recula vivement et regarda avec effarement les pages du livre s’animer frénétiquement comme si une main invisible s’en était emparée.
Puis, aussi tout aussi soudainement, les flammes s’éteignirent et le calme revint dans la crypte. La douleur qui la consumait de l’intérieur s’apaisa et elle se laissa glisser, haletante, le long de la paroi froide et humide contre laquelle elle s’était adossée. Elle tenta de percer l’obscurité mais ses sens sur-développés étaient tout aussi engourdis que ses membres. Peu à peu, elle parvint à nouveau à distinguer ce qui l’entourait : rien ne venait plus troubler le silence et la quiétude de l’endroit. Elle se laissa glisser sur le sol pour s’approcher du grimoire et tendit une main hésitante et tremblante vers la page ouverte. Encore étourdie par ce qui venait de se passer, Noura plissa les yeux pour lire les lignes qu’elle peinait encore à distinguer et qui semblaient danser sur la page. Elle cilla à plusieurs reprises et dut se rendre à l’évidence : ce n’était pas une illusion. Sous le regard stupéfait de la jeune femme, l’écriture droite et hachée de Zoya se tordait, se déformait, prenait vie, les lignes ondulaient comme autant de serpents voulant s’échapper du livre.
Toutes sauf une. Au milieu de la page, une seule échappait au mouvement hypnotique qui animait l’ensemble. Figée comme une bande de terre au milieu d’une mer agitée, elle s’étendait sous les yeux de Noura qui reconnut sans peine à son extrémité l’un des symboles gravés et reproduits dans les carnets de Goran. Excitée par ce qui se déroulait sous ses yeux, la jeune femme en oublia ses craintes et se saisit du grimoire pour le déposer sur l’autel. A peine l’eut-elle posé que les feuilles s’animèrent de nouveau pour se figer quelques pages plus loin. Là, le même phénomène se reproduisit. Dissimulé au cœur d’une formule, un autre symbole, qu’elle n’avait pas trouvé dans les notes de son grand-père, précédait également l’une des phrases immobile au milieu de la tourmente qui agitait les autres. Noura regarda frénétiquement autour d’elle pour remettre la main sur la broche tombée au sol. Elle la ramassa nerveusement et la posa au centre de la page pour comparer la seconde arabesque avec les symboles gravés. Un sourire de contentement se dessina sur les lèvres de la jeune femme.
- Si je comprends bien : je dois retrouver chaque symbole au milieu des autres sorts et reconstituer la formule… ? demanda-t-elle en espérant secrètement une quelconque confirmation qui ne vint pas.
Mais son visage reprit soudain son sérieux et une certaine gravité.
- Il y a juste un ou deux petits détails, continua-t-elle à monologuer en feuillant machinalement les centaines de pages que contenait le grimoire. Premièrement, je n’ai plus le temps de jouer à cache-cache avec votre formule. Et deuxièmement…
Elle s’interrompit, se redressa les poings sur les hanches et haussa le ton faisant résonner sa voix en écho dans la crypte.
- Comment je fais pour décrypter cette maudite formule écrite dans une foutue langue que je ne connais pas ! fulmina-t-elle en se retenant pour ne pas taper du pied.
Cette fois, elle eut une réponse. Mais certainement pas celle qu’elle escomptait. Projetée violemment contre le mur, Noura retomba lourdement au sol et mit quelques secondes à reprendre ses esprits.
- Il n’y a pas que la langue de tes ancêtres qui t’es inconnue ; les bonnes manières aussi apparemment, gronda une voix rauque sortant de l’ombre.
Une main posée sur arrière de la tête endolorie, Noura grimaça en se relevant et se plaqua complètement au mur, pétrifiée, en voyant s’approcher d’elle cette silhouette encore inconnue et qui surtout avait l’air beaucoup réelle à son goût. Elle n’aurait jamais cru qu’il puisse exister visage moins affable que celui de Waleda, pourtant celui de la vieille femme qui marchait calmement vers elle l’aurait rendu en comparaison extrêmement avenant et sympathique. Elle était grande, beaucoup plus que ne l’était Noura et plus charpentée également. Son visage impassible, aux expressions froides et dures, était d’une pâleur qui contrastait avec ses yeux noirs et sa chevelure, maintenant blanchie, mais que l’on devinait encore par endroits aussi sombre que son regard.
Elle se planta devant la jeune femme et la jaugea des pieds à la tête, les lèvres pincées et légèrement déformées par une grimace septique comme si elle doutait que cette frêle créature debout devant elle ait été capable de l’invoquer.
- Comment as-tu fait cela ?
- Fait quoi ? bredouilla Noura qui tentait de ne pas se laisser désarçonner par cette image beaucoup trop nette qui se dressait devant elle.
Cela n’avait rien à voir avec l’apparition immatérielle de Waleda quelques années auparavant. Noura en éprouvait une angoisse grandissante qui atteignit son comble lorsque la vieille femme tendit une main vers elle pour lui envoyer une chiquenaude sur le front. Elle sursauta sous l’impact pourtant léger de ces doigts osseux et froids mais qu’elle n’était, en toute logique, pas supposée ressentir.
- Je te parle de ça ! Comment as-tu fait pour me ramener de cette manière ? répéta plus vivement Zoya.
Noura blêmit et resta bêtement bouche bée sans qu’aucun mot ne parvienne à franchir ses lèvres.
- Est-ce que tu te rends compte de ce que tu viens de faire et des conséquences que cela peut avoir ! gronda à nouveau la vieille femme.
La surprise passée, Noura retrouva vite son aplomb, surtout devant le reproche qu’elle venait de recevoir. Elle se décolla du mur et se redressa face à son interlocutrice qui la dominait bien d’une tête.
- Ma grand-mère, mon père et ma sœur sont morts à cause de votre foutue malédiction, mon neveu est menacé par la première d’entre elles. Toute notre famille est condamnée à fuir ces êtres qui n’existeraient pas vos délires d’immortalité et de votre désir de toute puissance. Alors je ne crois pas avoir de leçon à recevoir de vous ! Vous y avez pensé, vous, aux conséquences avant de plonger toute notre famille dans tout ce merdier ! fulmina-t-elle.
Ce fut au tour de Zoya d’écarquiller les yeux de surprise autant à cause de l’aplomb de la jeune femme que pour les propos qu’elle venait de lâcher avec un mépris non dissimulé.
- « Délires d’immortalité et désir de toute puissance » ? Tu crois vraiment que c’est ce qui a motivé mes choix ? demanda-t-elle abasourdie.
Noura se troubla devant le changement brusque des expressions de son visage et de l’intonation de sa voix. Elle semblait soudain abattue, blessée par ses paroles.
- Tu crois que je voulais damner notre famille à jamais ? Je voulais les sauver… vous sauver tous. Tu imagines peut-être que ces êtres, auxquels tu as choisi d’appartenir, il me semble, sont la seule menace qui pèse sur nous ? Tu te trompes.
Elle s’interrompit quelques secondes avant de reprendre :
- Ceux qui ont conduit mon petit fils et toute sa famille sur des bûchers étaient tous humains. Depuis des générations, nous étions au service des autres, grâce à nos dons, nous les avons soignés, mis au monde leurs enfants, atténué leurs douleurs. Et puis un jour, ces mêmes hommes et femmes qui nous sollicitaient ont débarqué en hurlant dans le village…
La voix rauque de Zoya résonnait dans le silence de la crypte. Pendue aux lèvres de son aïeule, Noura sentit soudain le monde qui l’entourait vaciller et ses jambes se dérober sous elle. Chaque parole de la vieille femme venait imprimer derrière ses paupières fermement closes des images d’un autre temps, sombres et terrifiantes. Elle s’adossa à nouveau au mur pour ne pas s’effondrer au sol, la tête enserrée entre ses poings fermés pour tenter de contenir le flot inexplicable et incontrôlable d’images qui s’imposaient à elle. Elle voyait une famille entraînée sans ménagement par une foule hurlante, crachant leur haine pour ces sorciers qu’ils considéraient comme les seuls responsables de la mort de l’une de leur. Elle entendait les suppliques d’un homme au visage tuméfié pour que l’on épargne sa femme et ses enfants. Les pleurs et les cris de ces derniers résonnaient lugubrement à ses oreilles et la firent trembler de tous ses membres. Lorsqu’elle ressentit, comme si elle était à leur côté, les flammes du bûcher lécher leur chair, elle poussa une plainte déchirante et s’effondra à genoux.
- Arrêtez ça ! geignit-elle sans douter une seconde que la responsable de ce phénomène se trouvait devant elle.
- Ils allaient revenir tôt ou tard chercher le reste de notre famille. Je devais faire quelque chose, continua la vieille femme d’une voix étonnement douce en s’agenouillant à sa hauteur. Mais j’ai échoué, je n’ai fait que créer une autre menace qui sera fatale à notre famille.
Noura leva vers la vieille femme un visage baigné de larmes traversé par une expression de complète incompréhension devant cette dernière phrase. Zoya déposa dans un geste, qui ne se voulait en rien menaçant, ses deux mains de part et d’autre de la tête de la jeune femme. Noura fut à nouveau brutalement assaillie par d’autres images. Les paupières closes, elle se laissa porter par elles, cette fois sans lutter. Mais très vite, elle rouvrit des yeux horrifiés vers son aïeule, le souffle coupé. Elle venait de voir s’effondrer au pied de Viktor les corps sans vie de Milan et d’Ivan puis, comme transportée à une autre époque, celui d’une jeune femme dont les traits familiers lui arrachèrent un sanglot. Le visage de Klaus encore souillé de son sang lui souleva le cœur et elle fut assaillie par une bouffée de colère qu’elle peina à contrôler.
- Tu peux encore faire en sorte que cela change. Détruis-les, ordonna fermement Zoya en la relevant et en l’entrainant près du grimoire.
Noura se laissa conduire. Elle regarda Zoya feuilleter le livre à la recherche d’une page vierge. Elle se laissa faire lorsque la vieille femme se saisit de la lame et de sa main pour lui entailler la paume avant de faire de même sur la sienne. Leur sang mêlé se répandit sur la feuille immaculée et prit soudain des formes familières. Les taches devinrent lettres, les lettres mots et la formule apparut peu à peu sous leurs yeux. Noura regardait les phrases se former peu à peu et ne s’étonna même pas de pouvoir les déchiffrer sans aucune difficulté. Lorsqu’elle eut lu la dernière ligne, elle leva brusquement la tête vers Zoya. Interloquée, elle peina à articuler la moindre question et chercha dans le regard de son aïeule la confirmation de ce qu’elle venait de lire.
- Tu me croyais assez stupide pour créer une formule qui m’aurait tuée définitivement? commença la vieille femme avec un léger rictus. Cette formule ne les tuera: elle les rendra humains. Libre à toi de faire ensuite d’eux ce que bon te semblera. Mais avant cela, tu as un autre problème à régler…
La vieille femme s’interrompit et leva les yeux vers l’entrée de la crypte. Noura suivit son regard et perçut, au dessus d’elles marchant dans la chapelle, la présence d’un homme qui n’allait pas tarder à faire immédiatement les frais de sa découverte…