L’équivalence immigration/insécurité était le fonds de commerce exclusif et récurrent du Front national. Elle semble
partagée maintenant par l’ensemble de la classe politique.
Comme beaucoup l’ont déjà écrit, l’expulsion de Leonarda et de sa famille, ainsi que la polémique qui en a suivi, ont été un révélateur de quelques caractéristiques essentielle
de l’Exécutif : indécision, irresponsabilité, incapacité à appréhender une situation dans son ensemble, décalage avec le pays, etc.
Si cette information, concernant le cas de quelques individus, a pris une dimension si grande, confirmée et transformée en affaire d’État par le Président de la République François Hollande lui-même, c’est parce qu’elle est symbolique de
l’évolution de la société politique d’aujourd’hui.
Une victoire idéologique du FN ?
Le 16 octobre 2013, j’écrivais : « Ce n’est pas à Brignoles que le Front national a gagné. C’est dans l’esprit de bien des personnalités politiques, réparties sur tout l’échiquier politique
(…). ».
C’est passé assez inaperçu, mais la courte allocution présidentielle du 19 octobre 2013 a confirmé ce que
j’avais évoqué. Cela n’a pas été repris par beaucoup d’observateurs mais c’est, à mon sens, très important.
En effet, François Hollande, pour justifier l’expulsion, a fait appel (avec raison) aux règles de droit, à
savoir, à la loi, qu’il faut appliquer tant qu’on ne la change pas (je n’ai pas entendu beaucoup de parlementaires qui ont protesté contre l’expulsion de Leonarda proposer une modification des
lois existantes). Il ajoutait alors : « Et la force de la loi, c’est aussi la condition pour qu’il y ait à la fois une politique d’immigration
et une politique de sécurité. ».
Les bras ne pouvaient plus m’en tomber car ils étaient déjà tombés avec la proposition d’isoler une
adolescente de sa famille, mais cette phrase est probablement bien plus grave que la proposition indécente à une mineure.
Car justement, mettre en parallèle, par opposition, immigration et sécurité, c’est laisser croire que les
"immigrés" sont a priori des facteurs d’insécurité. Il faudrait d’ailleurs définir correctement le mot "immigré", sont-ils des étrangers ? des naturalisés qui sont donc devenus des citoyens
français comme les autres ? à partir de combien de générations cesse-t-on d’être un "immigré" ? etc.
Depuis trente-cinq ans, il n’y en avait qu’un qui faisait cette équivalence globalisante sans prendre en
compte la responsabilité individuelle des personnes, c’était Jean-Marie Le Pen et le parti qu’il a fondé, le
FN. Et sa fille Marine Le Pen ne l’a jamais démenti et a repris régulièrement cette assertion
démagogique.
Immigration et sécurité
En somme, c’est dire que les immigrés sont, dans leur essence, des délinquants, du moins, des délinquants en
puissance, et que si on réduisait efficacement l’immigration, on contribuerait à lutter contre l’insécurité. Alors que la maîtrise de l’immigration est principalement motivée par des
considérations économiques et financières.
Il y a une trentaine d’années, cette équivalence basée sur aucun raisonnement, fondée uniquement sur
l’émotion et la xénophobie, était combattue par quasiment toute la classe politique confondue.
Les arguments pour réfuter cette équivalence ne manquent pas : la responsabilité personnelle est
l’élément clef ; les contre-exemples sont très nombreux où, au contraire, le migrant a apporté beaucoup à la France, pas seulement en terme de gloire (sportive, culturelle,
cinématographique, industrielle, économique, etc.) mais aussi en terme de patriotisme (les nouveaux arrivants sont beaucoup plus amoureux de leur pays d’adoption que les autres) ; enfin,
s’il semble effectivement s’avérer qu’une part des délinquants proportionnellement plus grande que dans la population totale est d’origine étrangère (ce qui peut être vrai mais provient surtout
du ressenti du téléspectateur des journaux télévisés), ce n’est pas une relation de cause à effet (d’origine étrangère donc délinquant) car la cause est plus généralement sociale (peu aisé donc
délinquant) et les migrants sont, par définition, en moyenne, moins aisés que les nationaux puisqu’ils ont tout perdu en émigrant, leur situation professionnelle (parfois très confortable) ainsi
que leur éventuel patrimoine d’origine.
Tous ces arguments sont des évidences de bon sens. On ne peut reprocher à des "immigrés" qu’à titre
individuel des faits concrets. Pas collectivement et vaguement. En s’en prenant globalement à une population pour des faits jamais précisés, on ne fait que stigmatiser cette population.
À droite et au centre, quelques imprégnations
Il est exact que depuis longtemps, des personnalités parmi les plus importantes de la droite et du centre
avaient commencé à "se lepéniser" ponctuellement dans la formulation de leur expression : "le bruit" et "l’odeur" de Jacques Chirac (à Orléans le 19 juin 1991), "l’invasion" de Valéry Giscard
d’Estaing (au "Figaro Magazine" du 21 septembre 1991), mais cela ne les avait pas empêché de garder des digues politiques et institutionnelles, à savoir, en situation de pouvoir, de rester
responsables et raisonnables.
Cependant, depuis une dizaine d’années et l’arrivée de Nicolas
Sarkozy comme leader incontesté de la droite, certaines digues ont sauté. Ce fut la création du Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale, laissant croire que l’immigration
pouvait mettre en péril l’identité nationale des Français (il faut vraiment avoir beaucoup de faiblesse dans sa propre identité pour croire qu’elle peut être ébranlée par l’arrivée de nouveaux
arrivants), une mesure qui avait choqué non seulement des personnalités de gauche mais également de la majorité sarkozyste, comme Simone Veil.
Nicolas Sarkozy n’a pas cessé de prononcer des discours qui allaient parfois dans le sens de la stigmatisation de certaines catégories de la population, jusqu’au discours de Grenoble et jusqu’à l’évocation d’une apparence musulmane (le délit de sale
gueule), ce qui a encouragé certains parlementaires de son aile droite à faire de la surenchère (à base de
saucisson et de vin rouge).
La nouveauté : imprégnations à gauche aussi
Beaucoup d’électeurs modérés ont cru qu’en votant François Hollande en 2012, ils auraient enfin évacué toute
cette rhétorique d’exclusion qui a clivé la société française pendant de nombreuses années, et ce choix souvent au détriment de leurs convictions sur la politique économique et fiscale à tenir.
Ils ont donc aujourd’hui de quoi être déçus car on s’aperçoit que le pouvoir écolo-socialiste tient le même type de rhétorique.
Les propos du 24 septembre 2013 du Ministre de l’Intérieur Manuel Valls, motivés par son ambition présidentielle elle-même alimentée par une forte popularité (ceci expliquant cela),
sur les "Roms" montrent que la stigmatisation des populations étrangères (et parmi les plus faibles d’entre elles, les "Roms") n’est donc plus
l’apanage de la droite plus ou moins extrême mais également de la gauche gouvernementale.
L’amalgame de François Hollande du 19 octobre 2013 constitue cependant un nouveau sommet dans la lepénisation
des esprits car elle est prononcée par le Président de la République en personne, élu d’une majorité des Français, garant de la cohésion nationale. Elle renforce évidemment le parti originaire de
l’idée (on préfère l’original à la copie), à savoir le FN.
Hollande, tout sur la forme, rien sur le fond
Je sais bien que François Hollande n’est pas un méchant homme et qu’il n’a aucune animosité envers personne.
Ce qu’on peut lui reprocher, c’est surtout son absence totale de valeur. Il n’a aucune éthique personnelle, aucun guide moral dans son esprit pour son action. C’est cela qui effraie. C'est cela
qui le transforme en pion docile qui véhicule complaisamment les idées du FN.
En prononçant la phrase citée, il n’a fait que reprendre ce qu’il croit entendre "du peuple", comme si
c’était une vérité acquise, il veut surtout essayer de surfer sur l’écume de l’opinion publique, pour ne pas la prendre à rebrousse-poil, sans se rendre compte qu’il renforce le clivage de la
société.
En fait, il doit plutôt être un "sans opinion" sur tout. Donc, toute décision (ou indécision plutôt) n’a
qu’une fonctionnalité parasitaire : ici, essayer de raccommoder les deux ailes de sa majorité ; là, ménager deux tendances incompatibles, etc.
C’est comme ça que sa politique fiscale et sociale est illisible et incohérente. C’est comme ça qu’il a
laissé filer la bioéthique dans les marécages de la marchandisation du corps humain (ce fut le cas sur les embryons humains, cela risque d’être le
cas avec la PMA et l’euthanasie active, peut-être plus tard la GPA). C’est comme ça qu’il a coupé
la France en deux avec un "mariage pour tous" qu’il a toujours boudé pour lui-même. C’est comme ça qu’il a confirmé l’expulsion d’une famille
entière dans un pays qui n’est pas le sien tout en se proposant d’isoler l’un des enfants pour tenter de faire un geste aux lycéens
protestataires. C’est comme ça aussi qu’il a failli engager la France dans une guerre terrible et irresponsable en Syrie sans avoir pris la mesure des conséquences géopolitiques que cela entraînerait.
On peut imaginer que dans la tête de François Hollande, il ne s’agit que de jouer dans un but très politicien
(maintenir sa majorité, protéger son seul atout Manuel Valls, etc.) sans comprendre qu’il dirige un pays en crise profonde et durable et qu’il a besoin de tenir un cap (depuis dix-huit mois, il
n’a cessé de répéter qu’il avait un cap et qu’il savait décider, mais pourquoi insister autant si ce n’est pas parce que ce n’est justement pas du tout visible ?).
Vers un post-lepénisme ?
Cette contribution à la lepénisation a été également observée par l’éditorialiste Daniel Schneidermann qui, en regardant l’émission "Mots croisés" du 21 octobre 2013, consacrée à Leonarda et
contestée par Marine Le Pen, qui aurait voulu parler de sujets plus graves, remarquait le 22 octobre 2013 avec grande
pertinence : « Que se passe-t-il à cet instant ? Cette horreur : devant son poste, on se sent exprimé par Marine Le Pen. Quelques secondes, on se sent totalement en accord avec elle. Un par
un, elle nous enlève les mots de la bouche. (…) Ensuite, on réfléchit. On tente de comprendre à quoi l’on vient d’assister. Simplement à ce moment inouï : la dénonciation, par Marine Le Pen, de
la lepénisation du débat public. Le simple fait que Calvi et France 2 aient décidé de consacrer l’émission "Mots croisés" à ce sujet unique, est l’éclatante consécration de sa victoire. Et cette
victoire actée, engrangée, il est temps pour Casanovette de partir à la conquête de territoires nouveaux, de pousser son avantage aussi loin que possible. (…) Alors que le système se débat,
englué, dans le lepénisme, elle est déjà dans les vastes plaines du post-lepénisme. ».
Il a raison, Daniel Schneidermann. Maintenant que son idéologie est bien ancrée dans les consciences, Marine
Le Pen pourrait même se payer le luxe d’apparaître modérée et raisonnable, comme elle l’avait fait le 17 septembre 2013, lors de l’affaire du bijoutier de Nice en rappelant que ce n’était pas un
cas de légitime défense et que des innocents auraient pu recevoir une balle perdue dans la rue.
Pourquoi certains ministres ne démissionnent pas ?
Tout cela fait qu’il est donc un peu logique que les professionnels de la posture au sein même de la
majorité, que ce soit au PS ou chez les écologistes d’EELV, on commence à s’inquiéter sérieusement du virage élyséen, tout en s’accrochant paradoxalement à ses avantages ministériels : la
lepénisation des esprits est désormais revendiquée au plus au niveau de l’État.
Aussi sur le
blog.
Sylvain
Rakotoarison (22 octobre 2013)
http://www.rakotoarison.eu
Pour aller plus loin :
Rapport du 18 octobre 2013 sur l'expulsion de Leonarda (à télécharger).
La dignité humaine n’est pas une variable
d’ajustement.
Le Kosovo
a bon dos.
Le jugement de Salomon.
Message de Benoît XVI pour la
journée mondiale des migrants et des réfugiés (12 octobre 2012).
Koztoujours sur Leonarda (18 octobre 2013).
Dominique Quinio
sur Leonarda ("La Croix" du 16 octobre 2013).
Le candidat François Hollande et les "Roms" (27 mars 2012).
Les valeurs de la
République à Grenoble (30 juillet 2010).
Hollande et Sarkozy, même combat (23 avril 2012).
Le syndrome bleu
marine.
Lampedusa (3 octobre 2013).
La gauche dans le piège (Gérard Grunberg le 22 octobre 2013).
http://www.agoravox.fr/actualites/politique/article/leonarda-la-lepenisation-de-142564