Après Nick Drake, j'ai donc entamé la semaine dernière un nouveau tryptique sur la famille Buckley, père et fils. Parce que malgré les différences, on n'efface pas si facilement des liens de sang. Mes recherches, pas si approfondies que ça, se sont limitées à la belle et complète biographie de David Browne, intitulée "Dream Brother". Deux mots qui résument bien la vie tourmentée des deux hommes, marqués quoiqu'ils aient pu laisser paraître l'un par l'autre. Des frères plus qu'un père et son fils, car ils n'ont pas eu le temps de devenir adultes. Parce que Tim a constamment fui ses responsabilités de chef de famille. Parce que Jeff a toujours eu peur de s'engager, que cela soit en amour ou en musique. Peut-être, sans vouloir faire de psychologie de bazar, à cause des parents, éternels instables. Un film est actuellement en préparation sur la vie de Jeff. On annonce, l'acteur pour midinettes, Robert Pattinson dans le rôle principal. Et d'aucuns de voir en l'auteur de "Grace" un chanteur pour jeunes filles prépubères, c'est évidemment rabaisser son talent. Que Kurt Cobain soit devenu le Jim Morrison des années 90 et Jeff Buckley, le Mike Brant, il y a une injustice et une frontière que certains sont en train de franchir allégrement. Pourtant, il suffit d'écouter sa musique, riche, complexe, qui ne ressemble à aucune autre, son écriture belle et bouleversante, comme sur "Dream Brother" par exemple avec ses paroles de profonde souffrance. Il a composé cette chanson dans le but de persuader un ami de ne pas quitter sa copine, sous prétexte que celle-ci était tombée enceinte. Une situation qui faisait bien sûr écho à son histoire personnelle.
Don't be like the one who made me so old
Don't be like the one who left behind his name
'Cause they're waiting for you like I waited for mine
And nobody ever came...
Jeff écrivait comme il chantait, en se mettant à nu. Et c'est cette absence de distance qui rendait sa musique si forte. A l'inverse de bon nombre de chanteurs et chanteuses à voix qui sont toujours dans la maîtrise, lui n'avait pas peur de dévoiler ses sentiments. Son père était moins égocentré ou plutôt différemment, époque oblige. Il se confiait rarement car c'était pour lui un signe de faiblesse d'avouer ses doutes et ses craintes. Et puis, c'est assez prétentieux de les étaler en public. Comme si chacun n'a pas déjà ses problèmes à résoudre. Tim glissera quand même dans "I Never Asked To Be Your Mountain" présent sur ce qui est pour moi son chef d'oeuvre, "Goodbye and Hello", des allusions évidentes à Mary Guibert, son ex et mère de Jeff.
The Flying Pisces sails for time
And tells me of my child
Wrapped in bitter tales and heartache
He begs for just a smile
O he never asked to be her mountain
He never asked to fly
And through his eye he comes his love
And tells her not to cry
Comme s'il voulait se débarrasser définitivement du poids d'une paternité qu'il n'a jamais souhaité. Comme s'il déchargeait la responsabilité de l'éducation de Jeff à sa mère, ce "poisson volant", en référence à son signe astrologique, qui le tiraille. Cette volonté de rayer son fils de sa mémoire, même s'il lui en a coûté, n'a pu que marquer Jeff de manière indélébile. Tous deux étaient pourtant des garçons extravertis, mais ils n'ont jamais réussi à se parler autrement que par chansons interposées.
I'm sailing all my sins
And I'm climbing all my fears
And soon now I'll fly
disait Tim toujours dans "I Never Asked To Be Your Mountain". Oui, leurs oeuvres respectives restent bien au-dessus de la mêlée. Puissent-ils là-haut, se réconcilier enfin, comme des frères. Des frères de rêve.