Horcynus Orca
de Stefano D'Arrigo est l'un des chefs d'œuvres de la littérature du XXe siècle. Monumentale fresque épique, poétique et métaphysique publiée en 1975 et à laquelle l'auteur a travaillé un quart de siècle, ce livre de plus d'un millier de pages raconte une histoire pourtant simple : un marin italien, après l'Armistice, rentre chez lui en Sicile ; mais au centre du paysage crépusculaire qu'a façonné la guerre, dans le détroit de Messine, apparaît une nouvelle menace à la fois bien réelle et parfaitement allégorique : l'Orque, le monstre marin par excellence, qui donne son titre au roman.
Horcynus Orca
n'a jusque là jamais été traduit dans aucune langue, son histoire éditoriale est chaotique ; sa taille, la densité de sa composition et l'inventivité de sa langue en sont des causes probables… Mais Stefano D'Arrigo a de nombreux admirateurs, et non des moindres.
À l'occasion de la réimpression du roman en 2013 par Rizzoli, nous avons le plaisir de vous proposer ce qu'en dit George Steiner.
Publié il y a exactement dix ans dans le Corriere Della Sera
(au moment d'une précédente réédition), ce texte de Steiner [1]
revient sur le roman-monstre de D'Arrigo et témoigne aussi de son attachement au livre en tant qu'artefact essentiel à une formation intellectuelle, culturelle, émotionnelle, et éminemment intime.
Ajoutons qu'en 2013 la rumeur d'une édition allemande se fait plus vivace que jamais, et un chantier français a été initié par Benoît Virot, pour lequel notre camarade Antonio Werli et sa coéquipière Monique Baccelli ont la lourde tâche de traduire le livre [2]
. – Le Fric-Frac Club.
Dans la mer, Arnold Böcklin, 1883.
Rien n'est plus frustrant, pour un lecteur chevronné, que trouver un livre qui le bouleverse, un chef-d'œuvre, et découvrir que pratiquement personne ne le connaît et qu'il n'est pas facile de convaincre son prochain de partager le plaisir qu'il lui procure. Comment se peut-il qu'un livre qui le touche profondément, qui transforme son panorama intérieur, reste obscur, et dans une large mesure, non lu ? Que ses collègues, ses amis à qui il confie son enthousiasme, restent sceptiques, voire réagissent par le déni ?
Le titre m'a grandement fasciné. Je ne me rappelle pas précisément où je l'ai entendu la première fois, ou si je l'ai rencontré par hasard au cours d'un travail de recherche. Si je me souviens bien, c'était à Turin, où j'avais donné une conférence il y a de cela des années, que ces mots, énigmatiques et obsessionnels, « Horcynus Orca », m'ont frappé pour la première fois. En réalité, ils n'avaient pour moi aucune signification particulière. Lorsque je suis allé faire mon enquête dans les librairies, j'ai appris des libraires qu'ils n'avaient pour leur part entendu parler de ce titre que vaguement, voire pas du tout, que le roman de Stefano D'Arrigo était épuisé et que dans la meilleure des hypothèses, il y avait certains échos sporadiques d'une réédition à venir. Perplexe, je me suis adressé à l'excellente Bibliothèque de l'Université de
Cambridge. J'y ai trouvé un exemplaire de la première édition, qu'aucun lecteur n'avait précédemment emprunté ! D'un simple coup d'œil, j'ai compris que mon médiocre italien ne suffirait pas à affronter l'exigence de D'Arrigo. Non seulement le dialecte sicilien est souvent problématique même pour un italien, non seulement la langue utilisée par le narrateur et les pêcheurs qui font le récit, qui incarnent la narration épique, est technique et densément lyrique, mais l'ambitieuse solitude et l'originalité de D'Arrigo ont contribué à rendre le tissu narratif aussi complexe et polyphonique que chez Gadda ou Joyce.
Les dictionnaires font partie de mes bonnes habitudes et m'ont été d'un grand secours. Mais souvent, je me suis trouvé, crayon en main, à lire et relire la même page dans un effort de compréhension, conscient que beaucoup de ce qui était écrit me resterait obscur. Peu importe. Le mouvement océanique de l'histoire, le formidable pouvoir d'enchevêtrement de motifs archaïques et mythologiques et de la féroce réalité de la Seconde Guerre Mondiale, la capacité de D'Arrigo à donner une vie violente et lyrique aux éléments du temps et du paysage, de la mer et de la terre, m'ont fait dépasser chacune des barrières linguistiques et grammaticales. Comme seuls savent le faire de rares maîtres, D'Arrigo joue parfaitement du paradoxe, c'est pourquoi l'Orque, le monstre
vorace de la profondeur marine, est en même temps porteur de mort et de force vitale. L'océan, l'air, les rochers résonnants d'échos, les animaux qui les habitent sont électrisés par la menace représentée par l'Orque, mais aussi par l'admiration pour son indestructibilité. Pour leur part, les habitants du village, les amants, les fonctionnaires fascistes, les occupants allemands, qui forment les très nombreux personnages superbement dépeints, sont émotionnellement frappés par le noir Minotaure des mers, qu'ils lui fassent directement face ou non. Pesant avec précaution mes mots, je dirais que certains épisodes – les dauphins poursuivant l'Orque blessée, des femmes et des enfants avides de vengeance massacrant un jeune soldat allemand isolé (ces deux scènes forment, naturellement, un profond contrepoint) – resteront parmi les grands moments de la littérature.
De nombreux écrivains italiens, à commencer par Elio Vittorini, ont été de fervents défenseurs de ce livre. Toutefois en Italie, il reste pratiquement ignoré, et à l'extérieur, inconnu. J'ai prêché en faveur du génie de
Fatti della fera [3], mais en vain. Et pourtant, voilà sans aucun doute la réponse européenne à
Moby Dick.
Ulysse et Polyphème, Arnold Böcklin, 1896.
Au cours d'une soirée de vent glacial à Sienne, où j'étais professeur invité à l'Université, un collègue me demande : « Sais-tu quelle est la phrase la plus terrible de la littérature italienne après Dante ? ». J'ai tenté plusieurs réponses, citant parmi d'autres Machiavel et
Primo Levi. « Non, dit mon interlocuteur. La phrase la plus féroce est celle que prononce Don Sebastiano Sanna Carboni à la pauvre femme despotiquement asservie dans le premier chapitre de
Jour de Jugement de Salvatore Satta : Toi, tu n'es sur cette terre que parce qu'il y a de la place ! » J'ai immédiatement lu le livre et j'y ai vu un chef-d'œuvre.
Le style de Satta, dérivé en partie de sa fréquentation d'un langage juridique, en partie de Tacite, égalait celui de Swift ou de
Stendhal. Le portrait de Nuoro, d'une communauté mise à l'écart par un monde extérieur qui craint et méprise en même temps, d'un milieu sarde aussi âpre et implacable que les rochers qui noircissent au soleil du mezzogiorno, constitue une des plus grandes œuvres d'imagination politique de la littérature moderne. Il s'y trouve de magnifiques moments scénographiques, comme la nuit dans laquelle Nuoro s'illumine pour la première fois grâce à l'électricité, ou comme les vendanges. La représentation mordante, et toutefois merveilleusement indulgente de la part de Satta, de la vie provinciale, des manèges ecclésiastiques, des hiérarchisations du pouvoir local qui se tissent au Caffè Tettamanzi, appartiennent à l'art narratif analytique de Balzac, à l'
Éducation sentimentale de
Flaubert. Mais la concentration des textes, la technique lapidaire – Satta écrit vraiment sur une pierre lithographique – obtiennent un effet unique. Aucune phrase de trop.
Le 16 juillet 1982, après un voyage éreintant dans une chaleur incandescente, ma femme et moi arrivons sur la Place S. Satta de Nuoro. Nous trouvons la très mélancolique bibliothèque qu'est le centre d'étude sur Satta ; un débat organisé par
Il Giorno avait eu lieu dans la Bibliothèque Sebastiano Satta en mai 1979. Un congrès international était projeté pour 2002. Ce sont des signes encourageants mais même à Nuoro la présence largement prédominante est celle de
Grazia Deledda, dont le régionalisme sentimental a obtenu le Prix Nobel en 1926.
Lorsque le roman a été traduit en anglais, j'en ai prôné la grandeur par un article dans le
New Yorker. Mais pour autant que je sache, les ventes ont été insignifiantes et Salvatore Satta est probablement surtout connu comme un philosophe du droit. À nouveau je me demande, pourquoi ? La satisfaction des critiques et des lecteurs est, en littérature, souvent absurdement arbitraire. Nous vivons une époque d'impatience. Les difficultés doivent être évitées. Le kitsch de la confession, l'érotisme facile, exprimés dans une prose immédiatement accessible, sont préférés partout où l'on lit des livres. Malgré cela, les écrivains passés inaperçus de leur vivant sont entrés, avec les années, dans le canon et ont trouvé un vaste public de lecteurs. Il suffit simplement de penser à l'accueil global de Kafka par exemple, ou de Walter Benjamin ou de Borges. Et même si l'on en parle plus qu'on ne les lit, Joyce et Musil sont des classiques que l'ont peut acheter dans de nombreuses langues et en format de poche.
Toutefois, pour certaines raisons, je doute que
Horcynus Orca ou
Le Jour du jugement ne « percent ». Je ne vois pas la formidable saga de D'Arrigo ou le classicisme de Satta sur les étagères paperback, particulièrement chez les anglo-américains qui dominent aujourd'hui la planète. J'espère me tromper. Mais est-ce que je l'espère réellement ?
Les rencontres avec les livres qui nous changent la vie, qui rééduquent notre sensibilité sont aussi ambiguës que les relations intimes. D'un côté, nous souhaitons fortement les maintenir privées, pour nous-mêmes. De l'autre, nous voulons partager notre chance, notre plaisir, avec les autres. Des deux positions, la discrétion est la plus rémunératrice. La magie suscitée en nous par un grand livre est mieux appréciée dans l'intimité. Ou avec une petite tribu de compagnons-passionnés. Le signe de la complicité est de partager son plaisir, mais avec discrétion, une poignée de mains entre esprits semblables. Oui, il y a beaucoup de regrets à avoir quant à l'injustice faite à ces deux œuvres importantes et quant à mon incapacité à y remédier. Je suis exaspéré par l'indifférence des italiens envers deux de leurs plus grands maîtres modernes. Mais je me sens aussi privilégié car j'en sais plus, car je porte avec moi un trésor partagé par un petit nombre.
[1] « Il mistero dell'Orca Moby Dick d'Europa », George Steiner, Corriere Della Sera, 4 novembre 2003. – Avec son aimable autorisation, traduit de l'italien par Antonio Werli.
[2] Les curieux apprécieront d'aller assister à Arles aux 30e Assises de la Traduction Littéraire organisées par le CITL, les 8, 9 et 10 novembre, où sera présenté le « livre Léviathan », entre autres merveilles rugissantes…
[3] Publié de manière posthume en 2000 par Rizzoli, il s'agit en réalité du manuscrit de 600 pages sur le point de partir sous presse en 1961, chez Mondadori. D'Arrigo disposait d'un mois pour une relecture qui a duré quinze ans… et Fatti della fera, doublant de volume, est devenu Horcynus Orca, augmenté de nombreux épisodes et surtout, d'une langue refondue, patinée, intensifiée, exacerbée. Cependant Fatti della fera est un grand roman, qui bien qu'il partage avec Horcynus Orca une trame narrative et un cadre spécifique, possède ses qualités propres et reste une œuvre incomparable, dans la profusion des livres publiés ces cinquante dernières années.