Le monde est riche, très riche. La France aussi, encore plus qu'avant. Riche comme jamais. Notre pays est le champion d'Europe du nombre de millionnaires. C'est un constat rappelé il y a peu. Mais cette même France fraude, beaucoup, plus qu'avant.
Aux Etats-Unis, la justice traque les fraudeurs comme les vulgaires criminels qu'ils sont. Un ancien banquier d'UBS a été arrêté ce 21 octobre en Italie.
Elle a attendu le 1er août, d'aucuns auraient pu trouver cela pervers. Le 1er août donc, la Cour des comptes a adressé un référé à Jean-Marc Ayrault sur "les services de l’État et la lutte contre la fraude fiscale internationale". Le premier ministre avait deux mois pour répondre. Cette procédure d'urgence est utilisée en cas d'observation sur des irrégularités ou des fautes de gestion graves. Fichtre ! Vu le sujet, on pouvait s'inquiéter.
Le 10 octobre dernier, l'organisation publie son courrier et la réponse du premier ministre.
Le sujet est d'importance. La lutte contre la fraude fiscale est régulièrement appelée à la rescousse du redressement des comptes publics. On évoque 50 à 80 milliards d'euros qui échapperaient chaque année au fisc. C'est aussi un combat qui devrait attirer les soutiens de toutes parts. Enfin, le thème est d'autant plus porteur que les commentaires se multiplient sur le prétendu ras-le-bol fiscal de l'immense majorité de nos concitoyens.
Nous nous sommes déjà plaints dans ces colonnes des trop faibles moyens dédiés à ce combat. L'affaire Cahuzac avait permis de redonner quelques effectifs aux services de Bercy concernés. Mais qu'en est-il en réalité ?
Et bien, en fait, la Cour des comptes néglige complètement cet aspect des choses. C'est bien le le plus surprenant ! Dans son courrier du 1er août, elle assène ses recommandations pour améliorer la lutte contre la fraude fiscale. Mais certaines ne sont pas sans impact sur la charge de travail des personnels. Par exemple, permettre aux parquets d'instruire des cas de fraudes "complexes" sans attendre le dépôt d'une plainte par l'administration fiscale. Et avec quels moyens ? La Cour des Comptes est ce même organisme qui régulièrement pond des rapports pour fustiger l'ampleur de la dépense publique.
1. La cible est large. La fraude fiscale internationale, note la Cour, concerne "des contribuables de nature très différente: des personnes physiques dont les activités sont, pour l'essentiel, légales, de grands groupes qui utilisent abusivement des mécanismes d'optimisation fiscale, ou encore des réseaux criminels qui ont notamment investi le champ de la fraude à la TVA".
2. Le terrain de jeu est impressionnant: "ouverture des frontières", "dématérialisation des échanges", "facilités de transport" sont autant d'accélérateurs de la fraude fiscale internationale qu'il faut combattre.
3. La Cour pointe les améliorations de la lutte depuis juin 2012, "date du début de cette enquête": la brigade nationale de répression de la délinquance fiscale a vu ses compétences élargies aux faits de blanchiment; des peines ont été aggravées; la transparence des installations étrangères de nos banques nationales a été améliorée ("notamment avec le renforcement de la surveillance de l'Autorité de contrôle prudentiel sur les filiales offshore"); un fichier des contrats d'assurance-vie sera prochainement créé.
4. Mais tout ceci ne suffit pas, selon la Cour. Et la voici qui énumère ses urgentes recommandations. Certaines sont évidentes, et nous devrions être ravis de cette lucidité: ainsi, la liste des paradis fiscaux établie par le G20 depuis 2009 est une fumisterie: "la liste française des paradis fiscaux devrait (...) être complétée en prenant en compte certains critères utilisés en matière de lutte anti-blanchiment dans les évaluations du GAFI."
5. Seconde recommandation, la DGFIP reste "démunie face à des faits souvent invisibles depuis le territoire national comme la détention frauduleuse d'avoirs dans des places offshore par des résidents français". En cause, le manque d'échange d'informations entre services. On croit rêver... La Cour suggère aux forces fiscales de s'appuyer davantage sur Tracfin et ... la DCRI. On imagine le stress de certains à l'idée que les services secrets soient dépêchés contre nos riches fraudeurs. C'est pourtant le modèle américain. La loi autorise la saisine de Tracfin. La Cour suggère que la DGFIP se serve de Tracfin. Concernant la DCRI, il faudrait qu'un texte officiel l'autorise à transmettre ses informations fiscales.
6. La Cour voudrait que le gouvernement rappelle aux autorités de contrôle professionnelles (notaires, comptables, conseils financiers, etc) de s'impliquer davantage dans la prévention ou l'information des fraudes fiscales: "la Cour a eu l'occasion de souligner la faible implication de certains professionnels ." Sans commentaires...
7. Au sein même du ministère des finances, la Cour suggère des améliorations dans la recherche et le traitement du renseignement. Primo, la Cour aimerait que les Finances modernisent leurs systèmes informatiques, des "bases de données anciennes, peu ergonomiques et rarement interconnectées."
8. La Direction nationale des enquêtes fiscales est la seule autorité du ministère des finances à pouvoir réaliser des perquisitions, un "monopole" que la Cour juge non justifié vu les moyens. Cette dernière souhaite que les moyens soient réalloués vers la fraude internationale, quitte à confier des moyens à d'autres services.
9. La création de la Délégation nationale à la Lutte contre la Fraude (DNLF), en 2011, n'a pas suffit à coordonner les actions en la matière. Ce service ne dispose que de 11 collaborateurs... On sourit ou on pleure. L'accumulation de "Délégations" en la matière donne l'impression d'un fatras administratif incohérent ou, au mieux, d'un affichage politique. Le partage des données informatiques reste insuffisant: l'accès croisé aux bases ses différents services des ministères "n'est toujours pas mis en place. "
La Cour cite quelques statistiques assez incroyables: "en 2011, en France, 25.000 déclarations de capitaux ont été enregistrées par les douanes pour un montant de 2 milliards d'euros, dont 600 millions d'euros vers ou provenant de Suisse. (...) Ces informations, conservées par la Douane, sont longtemps demeurées inexploitées (...)."
10. On se souvient des critiques contre la création d'un parquet financier national, dans la foulée du traumatisme Cahuzac. La Cour, pourtant, dénonce l'incapacité des parquets: ils "ne peuvent poursuivre de façon autonome" la fraude fiscale. Un comble ! En France, note la Cour, la "fraude fiscale internationale fait peu l'objet de poursuites pénales." Les dépôts de plainte "sont de l'ordre de 1.000 par an", seulement. Et les sanctions pénales sont rarissimes car les services fiscaux préfèrent les sanctions financières. La Cour souhaite qu'on ouvre aux parquets les poursuites pour certaines fraudes fiscales. Cela permettrait aux parquets de traiter davantage de dossiers... Bien sûr, évidemment, avec plaisir.
Soit. Avec quels moyens ? Le silence est total ! Pas un mot !
11. Pire, la Cour reconnaît que notre justice fiscale est contrainte à choisir la facilité. Elle fustige ainsi les biais des recherches des enquêteurs: les enquêtes sont ciblées vers la facilité, souvent le bâtiment et "ceux originaires d'un même pays méditerranéen" (sic!). Mais les dépôts de plaintes contre les grandes entreprises ou des "particuliers à fort enjeu" sont "extrêmement rares". La Cour dénonce que le fisc préfère des transactions à des poursuites pour s'éviter "une confrontation avec des contribuables dotés de conseils juridiques puissants."
Lire le courrier intégral de la Cour des Comptes.