Adèle est le visage aimable du film de Kechiche. En systématisant le gros plan, il fait de son portrait un paysage vivant où l'animalité combat quelque chose d'infiniment plus grand comme un horizon de faim, d'attente et d'espoir. C'est un regard troublé quand une situation se fait embarrassante, une bouche qui parle, mange, hésite. Quand il a pour le monde les yeux d'Adèle, Kechiche fait un film poignant, d'une incroyable énergie vitale. Tout l'intérêt de La Vie d'Adèle passe par ce visage, qu'on sent à la fois candide et éprouvé par la caméra. L'histoire d'amour s'y lit à livre ouvert, du flottement de la rencontre fortuite aux larmes de la séparation inéluctable.
Quelque chose de désagréable vient pourtant troubler cette intégrité du portait : les dialogues lancés par Emma, qui instillent une ambiance de sous-entendus et d'arrière-pensées. C'est particulièrement marquant dans un passage où l'étudiante des beaux-arts questionne la lycéenne : on retient ce "t'es une gourmande toi non ?", suivi par un improbable débat sur les huîtres - aliment qui revient plusieurs fois sur la table, chargé d'allusions lourdingues. Le problème n'est évidemment pas le sous-entendu en soi, mais le fait qu'il donne à Emma un coup d'avance dans la conversation et une complicité mal placée avec le spectateur. Si les scènes d'amour qui suivent sont des vignettes un peu trop professionnelles (un plan, une position), c'est aussi parce qu'elles ont été contaminées par cette sorte de vulgarité arrogante. La même tonalité ricanante fait office de satire sociale dans plusieurs passages : les parents d'Adèle parlant du manque de débouchés dans l'art, ou le rictus des parents et amis d'Emma quand est évoqué le travail d'institutrice. Des séquences pleines d'un regard blasé dont on ne sait plus, à force, s'il touche Adèle ou le milieu dans lequel Emma évolue.
Mais c'est plus compliqué que cela. Il serait caricatural d'opposer Emma, et avec elle la tentation du double langage, à l'innocence muette et charnelle d'Adèle, pour la simple raison que cette dernière est également un être de parole, transformée par la lecture de La Vie de Marianne puis par son métier d'institutrice (les scènes d'école sont très belles). Marivaux est à nouveau une référence pertinente dans les mains de Kechiche, qui fait d'Adèle une ingénue s'abîmant au jeu des mots et des sentiments. C'est ce que je préfère retenir de cette Vie d'Adèle : la rencontre d'une caméra avec un visage, le dialogue subtil du langage avec la chair, plutôt que les quelques poses satisfaites qui viennent parasiter la passion amoureuse.