Beckett, le bégaiement baroque
Les poèmes de Beckett sont assez rares mais cruciaux puisqu’ils portent en eux
la trace de la grande influence de l’écrivain, à savoir James Joyce. Ce dernier
est connu pour son style qualifié de baroque ; écriture toute en
extension, s’étendant sur des centaines de pages (Ulysse, Finnegans Wake), soumise
au perpétuel changement des humeurs, des tonalités, des styles et registres de
langues. Les poèmes de Beckett sont, quant à eux, courts et rares, comme s’ils
exprimaient l’exténuation du souffle joycien.
Dans Peste soit de l’horoscope et autres
poèmes, Beckett reprend en charge une partie de la vie de Descartes ;
poème écrit à la hâte, en une nuit, composé de 98 vers. Les jeux de mots
prolifèrent autour des éléments biographiques ; l’auteur se soucie peu du
sérieux de la vie de Descartes, sa vie intellectuelle n’a pas plus d’importance
poétique que sa vie quotidienne. Le titre du poème indique déjà cette
indifférence ou plutôt ironie quant au sérieux de son sujet : « Peste
soit de l’horoscope », puisque Descartes aurait voulu conserver secrète sa
date de naissance pour éviter toute prédiction astrologique possible.
Superstition bizarre, de la part d’un rationaliste. Le titre est traduit de
l’anglais « Whoroscope », « whore » signifiant pute, bien
plus éloquent que sa traduction française. Dès le titre, Beckett imbrique déjà
trois mondes langagiers : implicitement celui intellectuel du philosophe,
celui ordinaire exprimé par l’évocation de l’horoscope et de la langue
argotique, enfin celui du jeu de mots ou calembour pouvant déplier en lui-même
ces différents modes d’expression ou motifs.
Le poème commence par l’évocation d’une habitude culinaire :
« Qu’est-ce là ? / Un œuf ? / Foi de frères Boot, il
pue le frais. / Qu’on donne cela à Gillot. » (Beckett fait ici parler
Descartes qui se méfiait de la mauvaise incubation de l’œuf ; cette
obsession culinaire est reliée sur le mode de la disjonction à deux motifs
savants : la résolution des problèmes de géométrie analytique – dont le
valet Gillot est le témoin – et la réfutation d’Aristote exposée par les frères
Boot). Puis, tout au long du poème, on retrouve cette même interjection qui
ouvre le poème « Qu’est-ce là ? », sorte de variante ironique de
la plus sérieuse des questions philosophiques
« qu’est-ce que… ? ». Descartes s’interroge en fait ici non sur
l’étantité de l’œuf, mais sur le moment
de son incubation : « Qu’est-ce là ? / Combien de
temps ? Continuez à couver. » Méfiance vis-à-vis de l’érudition,
peut-être ; une méfiance baroque car elle se prend à peine au sérieux mais
déplie son sujet, son motif, de manière à faire apparaître un petit théâtre de
mots, incongru et bigarré.
Dans « Cascando », Beckett semble déjà raréfier son langage ; sa
poésie se resserre et commence réellement à bégayer sans pour autant perdre son
aspect baroque (entrelacements des motifs, jeux de mots, impression de
mouvement imprévisible, de vagues). Ainsi « tout toujours vaut-il mieux
trop tôt que jamais / la boue noire du manque éclaboussant leurs visages /
disant encore / jamais neuf jours n’ont rejeté l’être aimé à flot perdu /
ni neufs mois : ni neufs vies ». Il ne s’agit pas seulement
d’anaphores ou de répétitions (lesquelles seraient utilisées dans le but de
produire un effet d’insistance) ; le bégaiement dit ce qu’il a à dire.
« Cascando » (qui signifie tomber à terre en italien) exprimant bien
la perte d’équilibre à la fois du sens et d’une totalité unifiée, perte
d’équilibre d’un univers mental mais aussi plus largement culturel. Beckett
fait bégayer le mot amour : « Le barratage des mots rances dans le cœur
encore / amour amour amour bruit sourd du vieux pilon » ; en
deçà de l’apparente dramaturgie des jeux de mots, la gravité du jeu demeure et
le poète se heurte à l’opacité du mot et à son impossible disparition. Ainsi
Beckett semble-t-il, pour reprendre l’expression de Deleuze dans Le pli, Leibniz et le baroque, « en proie à l’étourdissement des
petites perceptions » ; il produit la présence hallucinatoire d’un
souvenir d’enfance dans « Là-bas » : « puis là / puis
là / puis de là / narcisses encore / mars alors / en marche encore / surprenant
encore / pour un être / si petit ». De là-bas (lieu invisible et lointain
où s’enracine le souvenir) à « là » (lieu de la perception immédiate
du souvenir), il n’y a qu’un pas, ou plutôt un pli, un écart quasi
imperceptible.
[Bérénice Biéli]
Samuel Beckett (1906-1989), Peste soit de l’horoscope, et autres poèmes, traduit de l’anglais
et présenté par Edith Fournier, Les Editions de Minuit, 2012, 43 pages, 7,50€.