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Le droit de choisir sa culture

Publié le 21 octobre 2013 par Copeau @Contrepoints
Opinion

Le droit de choisir sa culture

Publié Par Contrepoints, le 21 octobre 2013 dans Culture

Comment l’élite peut-elle prétendre que son style de vie est le seul possible alors que la télévision et l’ordinateur déversent des informations sur un nombre infini d’alternatives ?

Par Johan Norberg.

Plaidoyer pour la mondialisation capitalisteExtrait de Plaidoyer pour la mondialisation capitaliste (Plon, 2003)

Si les enfants étaient obligés de tout découvrir eux-mêmes dès leur naissance, ils s’épanouiraient très lentement. Heureusement, ils ont des parents qui leur transmettent leur propre expérience et les connaissances qu’ils ont acquises. Ainsi, les enfants peuvent apprendre rapidement des choses qu’ils n’auraient jamais pu apprendre seuls : ce qui est comestible, ce qui est toxique, comment se rendre au centre-ville, comment nager, etc. L’un des principaux avantages de la mondialisation est que les économies moins développés et qui ont moins d’expérience peuvent apprendre des plus anciennes. Les pays en voie de développement ne sont pas des enfants et les pays industrialisés certainement pas des parents, mais les seconds ont déjà traversé les étapes que les premiers doivent franchir. Les pays qui sont aujourd’hui à un stade de développement peu avancé devraient pouvoir se développer plus rapidement que ne l’ont fait les pays occidentaux en prenant des raccourcis et en apprenant de nos erreurs. Par exemple, le développement de la Suède a pris 80 ans pour s’accomplir, alors que Taiwan l’a fait en 20 ans seulement.

Les pays en voie de développement peuvent sauter les stades intermédiaires de développement et bénéficier directement de la technologie produite en Europe et aux États-Unis. Les téléphones portables en sont un bon exemple. Les pays en voie de développement n’ont pas besoin d’encourir les dépenses nécessaires à la construction de lignes téléphoniques permanentes ; ils n’ont qu’à passer directement à la technologie sans fil. Les pauvres peuvent, par exemple, utiliser les téléphones portables pour s’enquérir de l’évolution des prix de ce qu’ils produisent. De nombreux pays du tiers-monde ont maintenant des compagnies de location de téléphones et les villageois s’associent souvent pour en acquérir un. Cela leur permet de maintenir des prix plus conformes à ceux des plus gros marchés et, grâce à un calendrier de livraison plus exact, il y a moins de gaspillage dans la production agricole.

« Halima Khatuun est une analphabète qui vit dans un village du Bangladesh. Elle vend des œufs à un négociant qui vient à intervalles réguliers. Elle avait l’habitude de devoir vendre au prix qu’il proposait, n’ayant aucun contact avec d’autres acheteurs. Un jour, alors qu’il venait de lui offrir douze takas pour quatre œufs, elle le fit attendre pendant qu’elle utilisait le téléphone portable pour savoir le prix du marché dans un village voisin. Apprenant que ce prix était de quatorze takas, elle put exiger treize takas du négociant. Une meilleure information sur les conditions du marché lui a permis d’obtenir un meilleur prix. »1

Les nouvelles technologies de l’information sont en train de révolutionner les anciennes activités économiques un peu partout. Des centaines d’artisans — dont de nombreuses femmes — en Égypte, au Liban, au Maroc et en Tunisie, qui n’avaient jamais eu accès au marchés internationaux, peuvent maintenant vendre leurs produits à l’étranger grâce au réseau « Le Souk virtuel » sur le Web. Les ventes augmentent et les artisans peuvent garder une plus grande part des bénéfices que dans les marchés traditionnels.

De la même façon qu’ils peuvent fournir certains services à des compagnies occidentales en communiquant avec le siège social par satellite ou par Internet, les habitants des pays en voie de développement peuvent obtenir de l’information et des ressources. Grâce à Internet, recevoir des conseils médicaux fiables ou une éducation supérieure n’est plus l’apanage de ceux qui vivent dans les grandes villes. On peut déplorer la lenteur des progrès en notant que seulement 5% de la population mondiale, concentré dans les pays riches d’Occident, a accès à Internet, mais c’est faire fi de l’évolution historique. Internet existe depuis environ 3000 jours et a déjà rejoint une personne sur vingt dans le monde. Il s’agit de la diffusion technologique la plus rapide dans l’histoire de l’humanité. Le téléphone existe depuis cent vingt-cinq ans et même aujourd’hui, la moitié de la population mondiale ne l’a jamais utilisé. Cette fois, les choses évoluent beaucoup plus rapidement, et c’est la mondialisation qui le permet. A Pékin et Shanghai, une famille sur dix possède un ordinateur et d’ici quelques années, le chinois sera la langue la plus utilisée du Web.

Le fait que les pays en voie de développement puissent maintenant prendre des « raccourcis » pour se développer évoque l’image d’une destination commune au bout du chemin, vers laquelle toutes les sociétés du monde convergent. Beaucoup de gens sont troublés par cette perspective. Ils craignent une « McDonaldisation » du monde, un processus de standardisation au terme duquel tout le monde finira par porter le même type de vêtements, manger la même sorte de nourriture et voir les mêmes films. Mais ceci n’est pas une description exacte du processus de mondialisation. Quiconque veut, de nos jours, aller au restaurant dans une grande ville occidentale n’a évidemment aucune difficulté à trouver des hamburgers et du Coca-Cola, pas plus que des sushis, des kebabs, de la nourriture tex-mex, thaïlandaise, chinoise ou encore des fromages français et du cappucino. Nous savons que les Américains écoutent la musique de Madonna et vont voir les films de Bruce Willis, mais on oublie trop facilement que, aux États-Unis, il existe 1700 orchestres symphoniques, et qu’on y enregistre chaque année 7,5 millions de visites à l’opéra et 500 millions de visites dans les musées.2 La mondialisation nous apporte non seulement les feuilletons américains et MTV, mais aussi des films répertoire sur Movie Channel, des documentaires sur Discovery et History Channel, et des nouvelles sur CNN et CNBC. Les chefs-d’oeuvres de la musique et de la littérature ne sont qu’à quelques clics de souris sur le Web, et les classiques du cinéma peuvent être loués au vidéoclub le plus près.

Même s’il faut atténuer cette affirmation par de nombreuses exceptions, on peut dire que le monde avance vers un objectif commun, mais que celui-ci n’est pas la prédominance d’une seule culture. C’est plutôt la valeur de pluralisme, la liberté de choisir entre un certain nombre de chemins et de destinations différentes. Les choix spécifiques vont continuer à varier d’un individu à l’autre. La mondialisation et l’augmentation des échanges ont pour résultat que toutes les options deviennent soudainement accessibles dans chaque pays, et non que les différents pays choisissent tous les mêmes choses. Lorsque les marchés s’étendent à l’échelle internationale, les chances augmentent de voir même les manifestations culturelles les plus marginales survivre et s’épanouir. Il n’y a sans doute pas beaucoup de Suédois qui s’intéressent à la musique électronique expérimentale ou aux versions cinématographiques des romans de Dostoïevski, et les musiciens et cinéastes concernés ne pourraient jamais produire quoi que ce soit s’ils devaient compter uniquement sur un public suédois. Mais même un petit public ayant des goûts très spécialisés peut exercer un certain pouvoir d’achat lorsqu’il s’associe à des publics similaires dans d’autres pays. La mondialisation accroît nos chances d’obtenir exactement ce que nous voulons, même si nous sommes parmi les très rares personnes qui s’y intéressent dans notre milieu. Le folklore marocain et le roquefort français auront plus de chance de survivre si la demande pour ces produits vient de partout plutôt que d’un seul pays. Ainsi, la demande tout comme la fourniture de biens et d’objets culturels s’étendent à toute la planète ; c’est ce qui fait croire à beaucoup de gens que les différences sont en train de disparaître. Lorsque vous voyagez à l’étranger, vous retrouvez beaucoup de choses qui ressemblent à celles que vous avez chez vous : ces autres pays ont les mêmes produits et mêmes chaînes de magasins. Ce n’est pas l’uniformisation du monde et l’élimination des différences qui sont en cause, mais l’extension du pluralisme. Les Américains sont avant-gardistes sur le plan culturel justement parce qu’ils ont pris l’habitude de produire pour un large public (l’utilisation de l’anglais comme langue internationale aidant à créer ce marché). Aujourd’hui, tous les pays peuvent avoir cette chance.

Il est évident que ces développements culturels présentent des aspects négatifs. Par exemple, lorsque nous voyageons à travers le monde, nous voulons voir des choses uniques et être dépaysés. Si nous arrivons à Rome et y trouvons des films hollywoodiens, des mets chinois, des jeux japonais et des voitures suédoises, nous trouvons que ça manque de couleur locale. De plus, nous sommes déjà familiers avec les spécialités italiennes comme la pizza, les pâtes et l’expresso. Le revers de pouvoir choisir n’importe quoi lorsque nous sommes chez nous, c’est qu’il est difficile de trouver un endroit ailleurs dans le monde qui semble authentique, du moins pour ce qui est des principales destinations touristiques. C’est certainement un problème, mais un problème de riches.

Un homme habitant à Prague recevait parfois la visite d’amis tchèques vivant à l’étranger. Ceux-ci déplorèrent un jour le fait que la ville avait maintenant des restaurants McDonald’s, ce qui menaçait, selon eux, son charme distinctif. L’homme réagit de façon indignée. Comment pouvaient-ils considérer sa ville comme une sorte de musée, un endroit à visiter de temps en temps pour retrouver le passé et éviter la restauration rapide ? Il voulait vivre dans une vraie ville avec tous les services modernes, y compris la nourriture commode et bon marché à laquelle ces exilés tchèques avaient accès dans leur ville d’adoption. Une ville vivante ne peut pas se réduire à l’image d’un « été paradisiaque à Prague » qu’on cherche à vendre aux touristes. Les autres pays et sociétés n’existent pas pour nous fournir des vacances pittoresques. Eux aussi ont le droit de choisir ce dont ils ont besoin et ce qui, selon eux, leur convient.3

Les cultures évoluent, et plus il y a de choix possible, plus elles évolueront rapidement. Lorsqu’on peut lire à propos d’autres styles de vie et d’autres valeurs chaque jour dans le journal, et qu’on peut les voir à la télévision, le changement ne semble plus très radical. Mais il n’y a fondamentalement rien de nouveau dans le fait que les cultures changent, entrent en contact les unes avec les autres et s’influencent mutuellement. C’est ce qu’elles ont toujours fait. Le mot « culture » est lié à « cultiver » ; le changement et le renouveau font intrinsèquement partie de sa définition. Si nous tentons de figer certains aspects culturels dans le temps et que nous les mettons en relief comme des caractères distinctifs d’une société, ils cessent de représenter une culture vivante. Au lieu de faire partie de notre vie de tous les jours, ils deviennent des pièces de musée et du folklore. Il n’y a rien de mal à cela ; les musées sont des endroits intéressants. Mais on ne peut pas y vivre.

En tentant de comprendre le phénomène des cultures isolées et préservées du changement, l’anthropologue norvégien Thomas Hylland Eriksen a noté que la culture est un processus et qu’elle est conséquemment illimitée :

« Lorsque le gouvernement cherche à devenir le protecteur de l’identité culturelle de la population, la culture doit être définie et codifiée dans le langage administratif rigide de la bureaucratie. Elle cesse d’être vivante, dynamique changeante et pluraliste et devient un portrait statique, une sorte de puzzle duquel on ne peut enlever un morceau sans gâcher l’image. »4

Même des traditions vivantes que nous considérons comme authentiques découlent souvent d’importations culturelles. Les étrangers ont parfois du mal à le croire, mais l’une des traditions suédoises les plus sacrées est celle de regarder Donald Duck à la télévision la veille de Noël, et une autre, qui a lieu onze jours avant, consiste à fêter un saint catholique italien en parant les cheveux des jeunes filles blondes de chandelles allumées. L’auteur péruvien Mario Vargas Llosa prétend avoir appris une chose cruciale pendant toutes les années où il a étudié les cultures du monde, et en particulier la culture française, que les politiciens français veulent protéger avec des tarifs et des subventions :

« La chose la plus importante que j’ai apprise est que les cultures n’ont pas besoin d’être protégées par les bureaucrates et les forces de police, ou placées derrière des barreaux, ou isolées du reste du monde par des barrière douanières pour survivre et rester vigoureuses. Elles doivent vivre à l’air libre, être exposées aux comparaisons constantes avec d’autres cultures qui les renouvellent et les enrichissent, leur permettant de se développer et de s’adapter au flot constant de la vie. La menace qui pèse sur Flaubert et Debussy ne vient pas des dinosaures de Jurassic Park, mais de la bande de petits démagogues et chauvinistes qui parlent de la culture française comme s’il s’agissait d’une momie qui ne peut être retirée de sa chambre parce que l’exposition à l’air frais la ferait se désintégrer. »5

Les rencontres culturelles que permet la mondialisation réduisent le risque de voir les gens enfermés dans leur culture d’origine. Cela peut sembler une mauvaise nouvelle pour les gardiens de la tradition, mais beaucoup de gens ne peuvent pas imaginer plus grand accomplissement que celui d’échapper aux stéréotypes et aux contraintes de leur propre culture. Cela peut devenir nécessaire si l’on veut se libérer des rôles sexuels rigides, vivre selon ses propres valeurs ou briser la tradition familiale et choisir une éducation et une profession qui nous conviennent. Avoir d’autres modèles culturels à sa disposition peut alors s’avérer utile.

Comment l’élite peut-elle prétendre que son style de vie est le seul possible alors que la télévision et l’ordinateur déversent des informations sur un nombre infini d’alternatives ? Comment un gouvernement peut-il insister pour maintenir les structures familiales traditionnelles pendant qu’il négocie des accords commerciaux avec des ministres ouvertement homosexuels d’autres pays ? Des rencontres régulières avec des gens qui ne pensent pas et ne vivent pas comme nous constituent un antidote efficace contre l’étroitesse d’esprit et la suffisance.

En puisant dans ses propres souvenirs, le sociologue britannique Anthony Giddens a offert un exemple frappant pour illustrer à quel point une tradition présentée comme seule et unique voie peut s’avérer oppressive :

« Lorsque je suis tenté de croire que la famille traditionnelle est la meilleure solution pour tous, je n’ai qu’à me souvenir de ce que ma grand-tante m’a déjà dit. Elle a eu l’un des plus longs mariages qu’on puisse imaginer, ayant passé plus de soixante ans avec le même homme. Elle me confia un jour qu’elle avait été très malheureuse avec lui pendant toute cette période. De son temps, il n’y avait pas moyen de s’en sortir. »6

Il n’existe pas de formule toute faite pour indiquer jusqu’à quel point il faut accepter la modernité, et quelles sont les traditions qui doivent être préservées. C’est pourquoi les individus eux-mêmes, doivent trouver cet équilibre. Cela implique qu’il est possible, mais pas nécessairement inévitable, que des formes culturelles plus anciennes disparaissent. Maintenant que des gens qui ne sont pas nés dans un environnement culturel particulier peuvent avoir accès à cette culture, son attrait et ses chances de survie augmentent d’une façon différente ; pas à cause du poids des habitudes, mais par un choix délibéré. L’auteur Salman Rushdie a fait remarquer que ce sont les arbres, et non les êtres humains, qui ont des racines.

  1. Banque mondiale, 2000a, p73.
  2. Stephen Moore et Julian Simon, 2000, p.218 et suiv.
  3. Jonah Goldberg, 2000.
  4. Thomas Hylland Eriksen, 1999, p46.
  5. Mario Vargas LlosaLes Enjeux de la Liberté.
  6. Anthony Giddens, 1999, p66.
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