Comme chaque année à la même saison, je redeviens le gamin en culote courte qui remontait chaque matin la rue principale de son village pour aller à l’école. De nombreux commerces ont fermé depuis. Ici, à côté de l’étude du notaire, la femme de l’électricien tenait boutique. Un jour, elle est partie avec le voyageur de commerce venu lui vanter les mérites des fameux postes Radialva. L’électricien ne s’en est jamais remis. Plus bas, après la boucherie Tanquerel, s’était établi l’ancien commis du charcutier. Comme il ne pouvait aller de ferme en ferme pour acheter ses cochons, les tuer et les préparer et, en même temps, tenir le magasin, il a engagé une petite bonne de l’Assistance. Elle a si bien fait l’affaire qu’il l’a mariée en guise de contrat de travail. Ils sont bien sûr aujourd’hui à la retraite et la charcuterie est définitivement close. Je passe devant le verger du curé. Il y collectionnait les variétés de pommiers les plus lointaines comme celles venant du Japon ou d’Anatolie. Il en était très fier. Ses successeurs l’on laissé à l’abandon. Par contre, le café-bureau de tabac accoudé au presbytère est toujours là ! Chaque samedi, mon père y achetait son paquet de tabac gris et le papier à cigarette Riz-Lacroix. Et une fois par mois, il choisissait soigneusement son dixième des Gueules-Cassées de la Loterie Nationale. Je n’ai pas souvenir qu’il ait jamais gagné quoi que ce soit. Je laisse l’atelier désaffecté du charpentier-couvreur à main droite et je m’engage dans le chemin qui conduit au ruisseau qui traverse le village. On y pêchait encore des écrevisses, en ce temps là. L’école de garçons et sa cour de récréation apparaissent bientôt au-delà d’un gros bouquet de sureaux. Nous y coupions des petites branches que nous tentions de fumer en cachette, pour frimer comme les grands du certif. La mairie est à présent installée dans la maison de l’instituteur. L’administratif envahit tout, de nos jours. Tout à côté, devant le monument aux morts, se dresse l’église entourée de son cimetière. J’y retrouve parfois quelque vieille connaissance. Aujourd’hui c’est un ancien compagnon de cours moyen. Il revient lui aussi pour déposer les traditionnels chrysanthèmes sur la tombe des siens. On ne vous oublie pas, murmure-t-on aux parents enterrés ici. On sait bien que vous avez été ce que nous sommes et que nous serons bientôt ce que vous êtes. Mais l’affection demeure. Puis nous sillonnons ensembles les allées qui courent de guingois autour de l’église. Tiens ! La femme du boulanger a rejoint son époux. Son nom et les dates de sa vie brillent en lettres d’or sur la plaque de marbre. 103 ans ! Je découvre qu’elle était une fille Delorme. Comme ma grand-mère. De belles brassées de fleurs achèvent de faner autour du caveau. Son mari, qui était plutôt mal embouché, n’en a jamais connu autant. Nous décidons de déjeuner à la toute nouvelle "Auberge normande" qui ouvre sur l’ancienne place du marché. Petites salles imbriquées les unes dans les autres, buée sur les vitres, nappes à carreaux rouges et blancs et bouteille de cidre bouché. La patronne ne serait autre que la petite-fille de l’ancien maréchal-ferrant. Menu frugal comme on sait les préparer en Normandie. Andouille de Vire et tripes à la mode de Caen pour la mise en bouche, escalope de veau à la crème cernée de flageolets verts, camembert St Loup et teurgoule, bien sûr. Je me contenterai de moins. Et je repousse le trou normand. Je dois reprendre la route. Le monde n’arrête pas de tourner.
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